Le Nouvel Observateur, 30 novembre 1995, par Jean-Louis Ézine

Les bonheurs de Jouanard

Ils sont rares, les dictionnaires de littérature qui, juste avant l’article Joubert (Joseph) et Jouhandeau (Marcel), ont prévu de consacrer la notice que son œuvre mérite à Jouanard (Gil). Á vrai dire, nous n’en connaissons pas. C’est bien dommage. C’est même injuste. On imaginerait bien l’auteur de Plutôt que d’en pleurer dans la compagnie alphabétique de ces bons pères de la doctrine chrétienne, spécialistes réputés de la grâce et de l’élévation. On y lirait : écrivain d’humeur vagabonde, né en Avignon en 1937 de père ardéchois et de mère lozérienne, dont la prose déambulatoire et paysagère a notamment fait merveille dans Lentement à pied…, L’odeur verte ou encore Sous la dictée du pays.

Ou quelque chose de ce genre. Au reste, le personnage est sûrement d’un naturel distrait, car il n’a jamais songé à faire usage de son métier de rédacteur d’encyclopédies pour s’y glisser plus encore, de façon moins impersonnelle, et pallier de la sorte l’ignorance du grand monde. Mais où a-t-il la tête ? On lui aurait su gré de donner la sienne à couper qu’il survivrait à ceux qui l’enterrent. La probité est parfois un scandale. Gil Jouanard est l’un des prosateurs français les plus aigus et les mieux doués, toutes générations confondues, et chacun de ses livres (il vient de publier le quinzième) est un tourbillon de moments heureux. Du moins sous le rapport du style.

Pour toutes les autres formes de félicité, ce remarquable promeneur est beaucoup plus discret. Lui-même se présente comme « un enregistreur monomaniaque d’instants », affligé d’une « paisible mais irréductible misanthropie ». La conséquence fâcheuse de cet « autisme forcené », pour reprendre l’une des expressions les moins sévères qu’il applique à son cas, est d’avoir en quelque sorte sacrifié à sa passion du paysage la comédie humaine, absente de son œuvre bien que ses diverses occurrences biographiques pourraient l’établir en expert de la chose. Cédant à l’affectueuse pression de ses amis, Gil Jouanard révèle enfin ce qu’il pense d’eux, et de quelques autres, dansPlutôt que d’en pleurer, cocasse galerie de portraits où passent un braconnier unijambiste, un polygraphe d’édition, un poète national, un cycliste contrarié, un vicomte chiromancien et vingt autres spécimens d’humanité que tantôt par fâcherie, tantôt par tendresse, Gil Jouanard ne fait apparaître que sous leurs initiales. Un régal d’écriture, le jeu des devinettes en plus. Ils sont tous là, J. R., J.-W. E., le général L. P., Y. von K., alignés comme à la parade dans la nomenclature d’un parfait archiviste. Si on les identifie ? Un bon nombre. Les autres ont beau se cacher, la pudeur reconnaîtra les siens.