Les âmes incarnées, par Dominique Aussenac
Sylvie Gracia poursuit à travers son troisième ouvrage une exploration des corps, des vertiges, des béances. Une écriture incisive, dérangeante et vraie.
Un ongle n’est pas une chose anodine, innocente. Un ongle développe une dimension fantomatique, surtout lorsqu’il paraît mort, à peine racorni, détaché du corps. En Afrique, certains affirment qu’il faut cacher, détruire ongles, cheveux, peaux mortes, afin de ne pas être dépossédé de soi-même, marabouté. Dans le nouvel ouvrage de Sylvie Gracia, l’ongle est déclencheur d’écriture, fil rouge (rose vernis) incongru presque magique. Un témoin aux deux sens du terme, le témoin d’une action, ici, un coup d’éclat, une dispute d’hommes, une bousculade et un téton entr’aperçu qui fascinera l’héroïne tout un hiver. Un témoin, le bâton relais qui passerait de main en main et évoquerait pas tout à fait la mort, pas tout à fait la vie, peut-être l’âme. L’ongle, réceptacle de l’âme ?
Le corps, l’âme et la mort-rupture hantent les livres de Sylvie Gracia. Des livres avec de vrais morceaux de vie, des angles tranchants, des fascinations-répulsions, des émois, de l’ego fort. Dans son premier ouvrage L’Été du chien (L’Arpenteur, 1996), l’héroïne quittait son foyer, le père de ses deux enfants pour revenir dans l’Aveyron vivre entre ses parents et travailler en supérette. Trois cent quarante neuf séquences brutes s’amoncelaient, se recoupaient pour former une histoire irradiée de solitude, d’errance où l’amour, voire le non-amour donnait le change. Les Nuits d’Hitachi (L’Arpenteur, 1999), nuits de veille presque de recueillement, baignées par les néons publicitaires de la marque japonaise menaient non au satori, mais à une intranquillité sereine, urbaine. Huit textes y déclinaient la vie (deux naissances, sources de liberté), la mort (Jeanne qui danse un cancer endiablé), le sexe comme expérience limite. De ces deux ouvrages éclatés émanaient une tension, une force extrême et dérangeante. Paradoxalement certaines situations-limites crues revêtaient une pudeur particulière. Une forme narrative plus ramassée, plus romancée permettrait-elle de conserver autant de caractère, de vérité, de puissance ? L’Ongle rose, quasi-roman (103 pages), avec bien sûr plus de gras, de liant que les précédents, une voix récurrente invoquant l’amant presque durassienne, des ruptures, des syncopes, tient magnifiquement la route. L’ongle brisé dira l’amour enfui, les rencontres dans des cafés, des restos, des rues, des quartiers interlopes et surtout le désir, la fascination de l’homme, de son corps. Il y a dans cette quête du corps en exil, de l’émigré, du déshérité, du réfugié quelque chose de pasolinien. La Rédemption par l’humiliation et la violence ? Plutôt l’effacement de solitudes extrêmes dans le corps à corps aveugle de l’amour. Il est un moment beau, fort, crépusculaire dans cet ouvrage : sur un toit, le monde en contrebas, l’héroïne suit les contours d’une cicatrice, marque d’une torture infligée à un homme. « Combien de fois ensuite il me sembla avoir posé le doigt dessus ce soir-là et lentement avoir remonté le long, les yeux fermés avoir mesuré le bourgeonnement des tissus là où la plaie s’était refermée en enfouissant la douleur. »
Sylvie Gracia écrit au plus près du trou noir, ce trou noir enfermant tant de chairs, d’absence, de douleurs et d’émois. Elle esquisse remarquablement des contours d’âmes nues, nimbées de lumière artificielle.