Zurban, 11 juin 2003, par Fabienne Jacob
Une femme d’extérieur
Autour de la place de Clichy, entre pulsations de la ville et chaos intérieur, Sylvie Gracia signe un récit plein de bruit et de fureur contenus.
Elle entre dans des bars PMU pleins de fumée et d’immigrés. Au cinéma, elle reste jusqu’au générique de fin, jusqu’au dernier nom du dernier technicien. Elle bute dans des aveugles, suit des petites vieilles à Caddie écossais dans les supermarchés Ed, et aussi « des putes asiatiques ou arabes qui balancent leur sac à bout de bras et montrent des fenêtres en haut d’immeubles ». Elle s’assoit dans des cafés où des couples de vieux s’enfilent de la « viande rouge bientôt rongée par les sucs ; les remontées d’odeurs depuis les entrailles chez les vieux ». Elle n’en est pas encore là. La pluie, le monde, les massacres des manchettes de journaux, le grouillement des heures de pointe, tout pénètre en elle. Par tout, partout. Se réfugiant dans les effluves de chair de la foule, transpirations, moiteurs, s’accrochant aux regards d’hommes et de femmes, passants aussitôt passés. Parfois, la nuit, dans une demi-somnolence, elle entend des paroles de noctambules : « T’as jamais joui, salope. » Son territoire se restreint, minable peau de chagrin, autour de la place de Clichy, ses bars et ses gens de peu.
Que cherche la narratrice de L’Ongle rose ? Peu importe. De « l’amour fracassé », il ne reste rien. Une trace ou deux, trois fois rien : une pile de bouquins renversée dans le couloir et un ongle « avec sa couche de vernis rose désormais inaltérable » qui s’est détaché de son orteil. Coquillage dans lequel le récit tout entier se love. Charriant tout sur son passage, pulsations de la ville, bruissements, qui ne sont que l’écho du tempo du dedans. L’horloge intérieure détraquée, fêlée, est comme à bout de souffle, mais cette volonté intacte de dire jusqu’au bout la cassure, restituer le moindre souvenir dans toute son acuité, grain de peau, nuque, respiration. Grâce soit rendue à Sylvie Gracia pour avoir tenu son récit à distance, à bonne distance. Ce récit impétueux qui pouvait déborder de toutes parts, elle a su l’endiguer. Le dompter par le double barrage d’une construction remarquable et d’une langue superbe, pudique et impudique, fragile et violente.