Impressions du Sud, 2e trimestre 1988, par Gil Jouanard
La « vie minuscule » d’un rêveur éveillé
Joseph Roulin, c’était cet homme placide, un peu rougeaud, aux yeux plissés, que Van Gogh a peint dans son uniforme d’employé des postes, et qui constitua, avec sa famille, le milieu affectif et stable dans lequel, à Arles, Vincent trouva quelques moments de tranquillité et de bienveillante attention.
Il est l’obscur modèle, le témoin anonyme dont les contours et les couleurs objectifs servirent quelque temps de surface réfléchissante pour la folie du Hollandais.
Et c’est cette « vie minuscule » que Pierre Michon prend à partie pour nous rappeler comment les gens traversent le monde, dans sa pleine réalité, qui regorge de phantasmes, de rêves inassouvis, de remords et de désirs confondus.
Pierre Michon est actuellement bénéficiaire d’une bourse de résidence en Languedoc, et son livre est édité par Verdier, éditeur languedocien. Si la résidence d’écrivain se justifie, c’est bien par ce biais-là : la coexistence d’un texte avec les formes et les odeurs d’un espace de vie.
Et c’est de cela que nous parle ce livre : Van Gogh, résidant en Arles, imbibe son regard puis son pinceau des couleurs arlésiennes, de la vie calme et secrètement dramatique de chaque individu rencontré.
Roulin, obscur fonctionnaire, est illuminé de l’intérieur, dans des tons souvent âpres et intensifs, par l’attente perpétuelle du Grand Soir, ce soir où la banalité de l’existence sera d’un coup transcendée, ou démantelée, par la seule, vraie, énorme et définitive Révolution, qui fera vaciller la réalité sur son axe et ouvrira la vraie vie à nos usages.
Admirable livre, que je vous engage à ne pas lire sans ensuite vous précipiter sur les Vies minuscules, paru en 1984. C’est la même façon de soulever le voile de l’apparence et de découvrir sous l’ordinaire citoyen le Prince ou le Héros.
Et puis, tout simplement, ce livre de Michon, c’est un chef-d’œuvre d’écriture, une merveille de la langue française dans le meilleur de sa forme.