La Croix, 10 octobre 2002, par Nathalie Crom

Michon entre le texte et l’apparence

L’auteur des Vies minuscules est de retour, à travers deux livres brefs et intenses.

Voilà quelque temps déjà qu’on était sans nouvelles de Pierre Michon. Cinq ans, depuis les Mythologies d’hiver et Trois auteurs, ses précédents ouvrages. L’écrivain a dit un jour que la forme brève était sa « mesure organique ». C’est donc avec deux livres courts qu’il revient. Deux opus admirables et concis où se condense, comme à l’habitude, la grâce de l’écriture de l’auteur des Vies minuscules et de La Grande Beune : clarté, simplicité, profondeur.

Abbés voit, dans le rude décor de la France de l’an mil, quelques figures monastiques, puisées aux chroniques médiévales, se débattre d’une réalité furieusement prégnante, violente, hostile. Dans Corps du roi, passent les silhouettes, les visages de Beckett, Faulkner, Flaubert, brièvement Joyce, Constant, Shakespeare, Maurice de Guérin, du monstre Hugo… De quoi s’agit-il ? De penser à l’écrivain et au texte comme, naguère, aux temps monarchiques, on envisageait le roi et ses deux corps : le corps dynastique jouissant de l’éternité, et le corps mortel, le vieux sac de peau. Pour l’écrivain, même chose : il y a Dante, Joyce, Beckett…, et il y a cet autre corps, celui « qui s’appelle et s’appelle seulement Dante et porte un petit bonnet sur un nez camus, seulement Joyce et alors il a des bagues et l’œil myope, ahuri, seulement Shakespeare et c’est un gros rentier à fraise élisabéthaine ».

On s’attarde alors sur Flaubert, pour le regarder à l’aune de ces mots de Pasolini se rapportant à Gombrowicz : « Privé de vie personnelle, de maison, de patrie, de parti, etc., il a fait de la littérature sa seule raison de vivre, et le sérieux avec lequel il considère le monde littéraire serre le cœur ». Il s’agit du Flaubert physique, du Flaubert mortel – « de sauver la vie de Flaubert, sa prose n’a pas besoin de moi », écrit Michon. Par là, par les récits plus intimes ou personnels où Michon lui-même est en scène, c’est l’insaisissable lien entre le corps divin, sacré – le texte, la parole, la prière – et le corps éphémère qui est ausculté, si ce n’est éclairé, si ce n’est célébré.