La Quinzaine littéraire, 1 septembre 2007, par Marie Étienne

Écriture, danger !

Huit nouvelles, huit histoires de frontières, donc de voyages et de passages, de transgressions.

Elles commencent chaque fois par une description, méticuleuse, où s’élaborent étrangeté et inquiétude à la manière de Lovecraft ou Hofmannsthal. Le paysage ou la maison sont détaillés, voire amplifiés jusqu’à en devenir obsessionnels et intangibles : ils sont, ils ont été de toute éternité. Fixés. Et cependant sur la « photographie » qu’en restitue Jean‑Yves Masson, ils sont tremblés, l’indétermination y est entrée comme un poison. Tout à coup rien n’est plus comme avant, rien n’est plus arrêté, ce qui était si rassurant, disparaîtra, sera détruit.
Par quoi ?

La mort, comme dans le premier texte, « Une description », mais la mort peut attendre, on saura bien la faire attendre, on a tant à écrire, à déplier à l’infini le monde entier, sur la page du cahier ou de la lettre au fils.

Ou bien par la folie. Soudain, rien n’est reconnaissable, ce qui pourtant était décrit avec la précision du géomètre, de l’arpenteur, du botaniste, du savant amoureux d’une nature qu’il a faite sienne, a insensiblement changé. La cause en est l’Histoire qui modifie les lieux, celle des nations, celle plus modeste des familles.

Le plus troublant à lire, que dis‑je, à dévorer chacune de ces nouvelles qu’on n’abandonne pas une fois commencées, c’est qu’on y est soi‑même, dans ces reflets bougés, qu’on y est attrapé, prisonnier, dans ce réel suspect car atteint de mensonges, de troubles de mémoire. Qui n’a pas éprouvé, au carrefour pourtant bien familier, la sensation d’avoir été transporté, déposé en terrain inconnu, de se trouver perdu, égaré à jamais au point de se croire fou, de l’être aux yeux des autres.

Est‑ce l’écriture qui rend ainsi, le travail qui consiste à écrire, est‑ce donc lui le responsable du dérapage subtil, si bien décrit par le poète et prosateur Jean‑Yves Masson ? Peut‑être bien que c’est de son danger dont il s’agit ici, car il oblige, ce travail d’écriture, à allier précision et distance par rapport au réel, ce qui amène l’écrivain à perdre pied, à s’élever (à léviter ?) au‑dessus de l’abîme, ainsi que l’arpenteur, dans « Un passage », décidé à franchir un pont énigmatique car nouveau, jamais vu : « Qui a donc bien pu l’édifier ? et cela en moins d’une semaine… » Il emprunte le pont, « la fragile anse de bois, qui veut encore la terre et s’accroche peut-être à l’horizon, mais ne redescend pas », il veut le traverser, il ne parvient qu’à piétiner dessus. À sortir de la vie.

Une parabole, probablement, du travail de celui ou de celle qui, s’obstine à rechercher par l’écriture un miracle archaïque qui a trait à l’enfance, aux origines de soi, mais ce miracle est dangereux, si on veut l’approcher il s’échappe et il brûle. D’autant que la mémoire, que l’imagination l’a ennobli et transformé, l’a perturbé. La maison que l’on prend pour la sienne, est une autre, l’enfance heureuse est terrifiante, encombrée de chausse-­trapes, de peurs maniaques, de pertes pires que la mort, les amis se dérobent et la famille est ambiguë, sinon maudite et assassine.

« Notre maison ne ressemblait guère à celle-ci, c’était seulement le même style de construction, un jardin un peu semblable, en effet… » déclare la sœur mauvaise, un rien trop caricaturale.

L’écrivain est aussi le nageur de la dernière nouvelle, adéquate aux remous de la mer, exilé sur une île, le bref pays qu’il a fait sien et qu’il parcourt. Il fait parfois l’admiration de ses semblables, l’ennui c’est qu’il préfère demeurer à l’écart d’un monde qui « a chassé tes dieux ».

L’important pour celui qui est soucieux de naviguer en direction de terres vierges, est de se consacrer à une activité qui lui permette de faire surgir la portion d’inconnu admirable, et nécessaire absolument, pour magnifier son existence, d’être l’auteur d’un « acte pur, un exploit que n’entacherait nulle ambition vaine, nul soupçon de vouloir briller aux yeux de tous ».