La Quinzaine littéraire, 16 janvier 2014, par Jean Lacoste

Goethe, la vie et l’œuvre

Multiples sont les raisons de ne pas écrire aujourd’hui une « vie » de Goethe, à commencer par la masse décourageante des documents disponibles : journaux, chroniques, lettres de Goethe lui-même et de ses contemporains, sans parler des « conversations », dont les fameuses Conversations avec Eckermann – le plus beau livre de la langue allemande selon Nietzsche.

Le matériau est écrasant et l’on ne mentionne que pour mémoire la littérature « secondaire » des spécialistes et les études fouillées du volume annuel de la société Goethe, le Jahrbuch de la vénérable Goethe-Gesellschaft… Mais si la vaste maison du Frauenplan à Weimar a accueilli d’innombrables voyageurs qui ont tous laissé un témoignage, bien peu ont eu accès à l’austère bureau où travaillait Goethe. Il demeure une personnalité énigmatique, insaisissable, «  incommensurable », selon un de ses termes.

En outre, il existe déjà d’innombrables biographies, certaines populaires, d’autres savantes – dont celle, monumentale, de l’Anglais Nicholas Boyle, en cours –, certaines « incontournables » comme celle de Wilhelm Bode, d’autres encore marquées par l’idéologie, comme celle de Gundolf en 1916. Goethe lui-même, dans Poésie et Vérité, a donné de sa vie, de sa naissance en 1749 à son arrivée à la cour de Weimar en 1775, un récit riche et subtil, une autoanalyse souveraine qui rivalise avec lesConfessions de Rousseau et devant laquelle Freud lui-même s’est incliné.

Il est vrai aussi que chaque époque doit découvrir ou inventer son propre Goethe (son absence même pourrait être le symptôme d’une certaine déshérence intellectuelle). L’œuvre est si « protéiforme » que chacun peut y trouver la formulation de ses interrogations : jadis le romancier de la révolte adolescente avec Werther, plus tard le transcripteur inspiré de l’Orient et des folklores nationaux, naguère le critique « olympien » du romantisme, voire « le valet des princes », aujourd’hui, le Goethe « phénoménologue » ou, dans le Second Faust, le critique, écologiste avant l’heure, d’un siècle « vélocifère » et destructeur.

[…] Jean-Yves Masson, dans un « roman » qui se situe plutôt à mi-chemin entre la nouvelle et l’essai, a choisi de prendre comme point de départ un événement qui fut pour Goethe l’occasion d’un échec apparent : l’incendie du théâtre de Weimar en 1825, un accident dont les conséquences sont observées de près par un jeune Anglais venu dans le duché apprendre l’allemand et devenu l’ami d’Eckermann.

En 1798, l’ancienne Comédie de Weimar, une « salle de bal et de redoutes » avait été transformée et agrandie selon les plans d’un architecte venu de la cour de Stuttgart, Thouret. Elle avait été inaugurée le vendredi 12 octobre 1798 par un discours de Goethe et Le Camp de Wallenstein de Schiller : depuis lors, Goethe avait animé ce théâtre en veillant, en intendant, à tous les aspects, y compris les plus matériels, de la gestion d’une troupe d’acteurs. C’est l’âge glorieux de la collaboration avec Schiller et l’acteur Iffland ; Goethe fait jouer des pièces ambitieuses (son Egmont) et d’autres plus conformes aux attentes du public : Voltaire, Racine, Shakespeare, Gozzi. Même s’il abandonne ses fonctions, las des caprices des actrices et de l’indifférence du public, Goethe continue à s’intéresser au sort de ce théâtre, et l’incendie de 1825 lui donne l’occasion de rêver avec l’architecte Coudray à un théâtre digne de lui, de la cour de Weimar et de la littérature allemande. Il prépare les plans d’un grand théâtre rond, mais des intrigues de cour, des jalousies, des considérations financières conduisent le grand-duc de Weimar, son protecteur depuis si longtemps, à renoncer brusquement à ce projet. On préfère construire à l’économie un théâtre qui durera tout le siècle.

Comment Goethe a-t-il réagi à cet échec ? Selon le postulat ingénieux de Jean-Yves Masson, la réponse du poète à ce désaveu politique fut la discrète organisation d’une représentation entre amis de La Flûte enchantée, ce qui donne lieu à des réflexions développées sur la symbolique de cette œuvre et sur la suite que Goethe avait projeté de lui donner. Le Goethe qui se révèle ici dans l’échec est assez proche, en définitive, de l’image qu’en donne Safranski : c’est un Goethe «  résilient » comme on dit désormais : « Lorsqu’un malheur survient, lorsque la mort nous frappe, lorsque la destruction nous menace, il importe de réaffirmer au plus vite les forces de la vie » et, ajoute le Goethe de Masson, de former au plus vite « un cercle enchanté ».