Le Monde, 22 février 1992, par Jean-Noël Pancrazi

La fiction déchirée

Tout romancier éprouve, un jour, le besoin de se mettre à nu, de s’imposer à lui-même une épreuve de vérité, en s’interrogeant sur ce qui, de tout temps, l’a poussé à écrire. Hugo Marsan le fait aujourd’hui. Et magnifiquement. Déchirant le voile de la fiction et franchissant, du même coup, un cap important dans son œuvre, il explore, avec une grande profondeur d’analyse et dans une écriture lumineuse, les racines mêmes de son désir d’écrire. Enfermé depuis plusieurs nuits dans une chambre, où l’écran de l’ordinateur est son seul carré de ciel, le narrateur écrit le dernier chapitre d’un roman.

Mais il a peur de mettre le point final. Peur de voir arriver le moment où il sera rendu à la vie, à son tumulte, où il devra tourner le dos à l’imaginaire – ce seul domaine dont il soit le maître – qui l’exalte et l’épuise à la fois. Parce qu’il est en train d’écrire le récit d’un vieillard qui s’approche de la fin, il mime, d’une certaine manière, sa propre mort, traversé par une douleur qui « laboure les alentours de son cœur », dont il croit qu’il va, d’un instant à l’autre, « se retourner comme un gant ».

Avec une justesse désespérée, Hugo Marsan montre cette imprégnation physique de l’imaginaire chez un romancier, comment son corps est tout entier gagné par ce qu’il est en train d’écrire. Tel un comédien suffoqué par son propre rôle, il ne parvient pas à reprendre son souffle, à retrouver le « vertige déchirant » de la libre respiration de son enfance en allant parfois sur le balcon. Il croit y trouver un espace de délivrance ; il ne surplombe que les fantômes de sa fiction.

Dans ce lent sursis qui dure le temps d’une nuit, il appelle au secours, lance des signaux de détresse vers les personnes qu’il aime, notamment sa compagne Jane, partie faire un reportage dans un pays en guerre. Mais il se rend compte qu’il a encouragé son départ car « ne fallait-il pas se séparer des êtres aimés pour finir le roman ? ». Au fond, il a souhaité cette absence, creusant ce manque affectif pour mieux irriguer l’œuvre de ses tristesses. Il sait qu’on ne peut dépeindre le bonheur qu’une fois révolu.

Dans cet état de vide, de concentration panique, d’abandon survolté, il laisse venir à lui les visions les plus primitives, les plus violentes, ces images-fétiches qui ont commandé peut-être toute son écriture : celle, d’abord, de la guerre d’Algérie, qu’il a faite en tant qu’officier. « Des confins d’un autre désert et d’une autre mémoire » revient le visage perdu de la sentinelle dont il n’a pas su alors apaiser la terreur et qui s’est finalement jetée du haut d’un mirador. Ce remords fondamental, toute la fiction du monde ne saurait l’apaiser.

Mais c’est surtout l’image de la mère qui revient l’obséder. Elle qui, dans la chambre de la maison de repos où elle végète, retient sa propre mort, tout en essayant de le tirer vers sa nuit, de l’entraîner vers ses dérives amnésiques. Non seulement elle ne lui a pas enseigné le bonheur, le condamnant à partager son sacrifice, mais elle lui a inoculé très tôt, la peur de la vie. C’est dans cette peur qu’il puise la jubilation douloureuse des mots. En se confrontant à l’origine du deuil exalté de l’existence qui a fondé son état d’écrivain et en l’exprimant avec un talent aussi net, Hugo Marsan vient d’écrire son plus beau livre.