Le Nouvel Observateur, 24 octobre 2002, par Didier Jacob
Pierre Michon : écrivain majuscule
Écrivain rare et secret, l’auteur de Vies minuscules publie un récit médiéval, Abbés, et un recueil d’essais sur Beckett, Flaubert, Faulkner et Hugo, Corps du roi. Entretien avec ce maître de la prose.
Une petite maison anonyme, en plein cœur de Nantes : au rez-de-chaussée, les jouets de sa petite fille font un décor de plastique coloré. Le bureau de Pierre Michon est au premier : des livres, des photos, des affiches et le lit de camp où, l’après-midi, cet ascète roublard s’allonge pour lire. L’auteur de Vies minuscules publie, après cinq ans de silence, deux courts textes, Abbés, un récit poétique sur la Vendée médiévale, et Corps du roi, une suite d’essais sur Beckett, Faulkner, Flaubert et Hugo. Il livre quelques clés pour le lire, entre les cris que sa sciatique lui arrache.
Vous publiez deux récits, dont l’un, Abbés, est consacré à la Vendée médiévale. Pourquoi la Vendée, et pourquoi cette époque ?
C’était une commande. Les conseils régionaux ont des pactoles à dépenser. Enfin, des pactoles… – 20 000 francs. Donc, la Vendée – mais, à vrai dire, j’aime tous les endroits. Quant au Moyen Âge, c’est peut-être ces noms qui me fascinaient, peu compréhensibles, comme Eble. Vous savez que j’adore les toponymes et les noms propres. La Grande Beune, par exemple, est un livre qui est né entièrement de sa première phrase : « Entre Les Martres et Saint-Amant-le-Petit, il y a le bourg de Castelnau, sur la grande Beune. »
Votre Moyen Âge est très chrétien. Vous avez reçu une éducation religieuse ?
Je n’ai pas eu d’éducation chrétienne, hormis la communion, et je n’ai pas non plus, en quelque sorte, de foi. Mais j’aime la dynamique de cette thématique-là. Elle m’a libéré du silence où j’étais enfermé quand je me suis mis à écrire. Mettre en scène l’absence du père, ça n’a pu se faire que lorsque je me suis dit : mais bon Dieu il y a quelque chose qui est parfait pour ça, c’est la thématique chrétienne, c’est l’incarnation, La Trinité.
Au fond, vous êtes chrétien mais pas croyant ?
Vous connaissez la réponse de Matisse quand on lui demandait s’il croyait en Dieu : « Oui, quand je peins. » Eh bien, c’est pareil. Cette grande dynamique qui m’emporte dans le monde au moment où j’écris, voilà ce que j’appelle Dieu. Mais n’est-ce pas le propre de beaucoup d’écrivains, de ressentir cela, ce plaisir, cette puissance ? Prenez Hugo ou Faulkner. Ils sont dans le mouvement du monde et ils l’acceptent. Flaubert, non. Flaubert, c’est l’esprit qui toujours nie, c’est le diable. Il est en dehors de son texte. C’est la mort, le point de vue de la mort. Flaubert, quand on le lit, a plutôt tendance à vous empêcher de croire en Dieu. Ce qui est aussi une très bonne chose. Sans Flaubert, je serais certainement encore plus bête que je ne le suis quand j’écris. Il est un garde-fou, pour tout écrivain à qui il dit sans cesse : « Ne va pas trop loin, si tu es lyrique, ne sois pas trop con. »
Mais Flaubert a écrit Salammbô.
C’est vrai. Donc il a été lui-même totalement stupide. D’ailleurs Salammbô, le premier livre que j’ai lu de Flaubert, est peut-être celui que je préfère. Mais j’aime beaucoup aussi le Flaubert intelligent.
Abbés, c’est votre Salammbô ?
Vous êtes méchant. Non, mon Salammbô, c’était L’Empereur d’Occident, que vous n’avez pas lu, que personne n’a lu, d’ailleurs, et qui est un livre que je déteste. Abbés est un livre peu travaillé au niveau du style. C’est le premier livre que je relâche. C’est un livre simple, des phrases brèves, nominales. Je dirais plutôt que c’est mon Saint Julien l’Hospitalier.
Mais pourquoi toutes ces images tirées de l’imaginaire médiéval, chevaleresque, aristocratique, comme l’os, le glaive, le sang ?
C’est bien ça : des os, de l’or. C’est ce qui brille dans le noir. Ce qui est sombre, noir, et traversé d’éclats. Des bêtes, aussi, qui grognent dans la nuit. C’est très sexuel, donc. C’est la nuit des femmes. Dans notre enfance, on nous parlait toujours de la nuit du Moyen Âge. Oui, des éclats de nuit sombre.
Dans Corps du roi, vous évoquez Hugo, Flaubert, Faulkner, qui sont tous trois des écrivains de l’insistance, de la lourdeur, d’un certain écrasement.
Faulkner assume sa lourdeur et la poursuit. C’est un véritable romancier. Il y en a peu. Comme Balzac, c’est un écrivain-fleuve. Il charrie tout, mais ne contient pas sa propre critique. Borges dit quelque part : « Tout livre qui ne contient pas son contre-livre peut être considéré comme incomplet. » Balzac l’est, incomplet. Il a trop peu son contre-livre. Je l’aime beaucoup, mais il a trop peu de critique sur lui-même. Faulkner en a très peu aussi. Et pourtant, jamais je ne me dis : il est balourd, ce que je me dis de Balzac. Faulkner est capital. Il y a vraiment, pour tout écrivain aujourd’hui, un avant et un après-Faulkner. Il est plus important, je crois, que Proust, Joyce ou Kafka. Parce qu’on sent immédiatement la coupure. C’est la marque du génie, d’un créateur de formes imparable, à son insu.
Est-ce que votre œuvre est le contre-livre de Faulkner ?
Non. Pas du tout. J’ai pour lui une admiration d’autant plus forte que je n’essaie pas de le suivre. C’est Borges qui a dit à propos de Faulkner : « Nous ne savons pas ce qui se passe dans ses livres, mais il s’y passe quelque chose de terrible. » Et Sollers : « La scène primitive de Faulkner est une scène de hurlement. » Ils ont raison. Donc si je vais à Faulkner, c’est peut-être pour des raisons biographiques que je ne connais pas, de toute petite enfance, qui me rapprochent de lui. Et puis son alcoolisme destroy est un alcoolisme que je comprends, alors que celui de Malcolm Lowry m’échappe complètement.
Hugo occupe également une place essentielle.
C’est par lui que je me suis, enfant, ouvert à la dimension littéraire. La littérature était avec lui quelque chose de rythmé, de brillant, de touffu et d’incompréhensible, cependant de merveilleusement éblouissant. Hugo, c’était lu par l’instituteur, à l’école, comme du reste le début de Salammbô. Vous imaginez les paysans de 9 ans qui entendaient gueuler « C’était à Mégara » ? On écoutait passer ces bruits terribles, et je me rappelle même que, quand j’ai entendu ça, j’avais un cartable neuf, et je sentais l’odeur du cuir neuf. C’est-à-dire que tout ça était très fortement sexué, sadique même. Pour en revenir à Hugo, ma grand-mère, qui était paysanne, était pénétrée d’émotion en nous déclamant Hugo par cœur. Comme la messe, mais au contraire de la messe, ça racontait quelque chose, et c’était un petit peu accessible. D’ailleurs, Booz endormi est bien une prière. C’est ma vieille chanson à vivre, à boire ou à tuer.
Pourquoi écrivez-vous aussi peu ?
J’aime qu’un texte me paraisse miraculeux au moment où il advient. Je veux que le moment de l’écrire soit une pure jouissance, comme un eurêka. En fait, il faut que je sois bourré jusque-là pour faire, très vite, une toute petite chose qui tient debout. Et puis je laisse reposer, le silence revient. Parfois, j’aimerais écrire plus. J’avais même commencé un roman qui s’appelait les Onze. Ça se passait au moment de la Révolution, mais au quatrième chapitre, pffft, j’en ai eu marre des tricornes et des piques et des têtes au bout. Vous savez, je lis beaucoup les Chinois en ce moment. Et les Chinois sont très forts sur la parcimonie. Ils ont cette phrase, par exemple, que j’adore. Il s’agit d’un musicien célèbre chez eux : « Si Zhongwen joue du luth, il y a avènement et perte. Si Zhongwen ne joue pas du luth, il n’y a ni avènement ni perte ». (Rires.)
Quand vous écrivez un texte, ça doit venir presque naturellement, d’un bloc ?
C’est le matin, entre six et sept. Bon, ça sort. Après je regarde ce truc, je change une petite chose, et le lendemain, hop, je continue. Oui, moins je biffe, plus le texte est bon, je crois. Mon texte sur Flaubert, dans Corps du roi, je l’aime moins, parce qu’il n’est pas lisse. C’est des morceaux. On sent le travail. Alors que le texte sur Beckett est celui que je préfère. Il fait deux pages, il ne dit rien.
C’est une bénédiction, ce don que vous avez de la phrase parfaite ?
Je crois. Je le ressens comme ça. Et maintenant qu’en plus j’ai une petite fille, j’ai peur presque. C’est trop. Mais c’est vrai. Pouvoir écrire quelques textes parfaits, dont je peux ne pas me désolidariser, pouvoir jouir de ça, quoi de plus précieux ?