Le Point, 18 octobre 2002, par François Dufay
Le roi Michon
La littérature a ses faux dieux, et ses rois cachés. Salué récemment par le grand critique Jean-Pierre Richard, Pierre Michon appartient sans nul doute à cette seconde catégorie. Les deux petits livres qu’il publie ces jours-ci aux éditions Verdier ne font que confirmer cette souveraineté de plus en plus ébruitée.
Le premier, Abbés, situé dans le Moyen Âge d’avant l’an mil, campe des fondateurs de monastères épris de gloire, de chair et de néant. On pense, au prix parfois de certains maniérismes, à la légende de saint Julien l’Hospitalier. Mais c’est dans le second ouvrage, Corps du roi, consacré justement à Flaubert et à d’autres écrivains admirés, que Michon approche la grandeur des anciens maîtres – des saints eux aussi, par les mots.
Le meilleur Michon se retrouve là, dans le corps-à-corps pathétique, souffrant, éperdu, avec ses pères littéraires. Comment, s’interroge-t-il, Flaubert devient-il Flaubert ? Comment Faulkner est-il à la fois ce jeune branleur sudiste et un roi qui a triomphé du mystère effroyable du monde ? Seul moyen, peut-être, de « s’équivaloir » à ces aînés : proclamer leur grandeur, envier leur force, imiter leur ascèse. Fils de tant de pères écrasants, Pierre Michon est lui-même récemment devenu père – d’une petite fille, nous apprend-il. Au faîte de son art, l’écrivain se sent désormais semblable aux anciens patriarches. Ce n’est pas un hasard si le texte qui clôt Corps du roi s’inspire du « Booz endormi » de Victor Hugo. En un magnifique final, Michon y dissout les frontières entre le poème et la vie, entre la littérature et la religion. Transformant, par la grâce du verbe, l’anecdote la plus dérisoire – en l’occurrence une dispute de bar, qui l’étendit un jour sur le trottoir – en quelque chose comme une bouleversante assomption.