Le Préau des collines, mai 2008, par Yalla Seddiki
Quelque risque que nous encourions de voir les liens qui nous attachent telle œuvre, tel parcours tisser un obstacle propre à nous empêcher d’en saisir le cœur, il ne faut pas en différer l’approche construite, à plus forte raison quand la lecture d’un recueil comme Ultimes vérités sur la mort du nageur de Jean‑Yves Masson est de celles dont le pouvoir d’attraction s’associe des continuités critiques et imaginatives auxquelles il n’est pas possible de se soustraire.
Dans « Une description », un homme qui écrit une lettre à son fils est surpris par une femme qui est la mort. Elle lui accorde un délai. Il décrit son univers immédiat et veut fixer toute chose dans sa lettre quand, parmi les êtres et les choses qu’il observe, il reconnaît la femme.
Dans « Un égarement », un gardien entend des bruits, veut identifier ceux qui font intrusion dans son domaine. Il les poursuit, franchit les limites de son territoire. Le jour revenu, il ne parvient pas à retrouver sa forêt qui, pour tous, n’a jamais existé. Dans « Un retour », un homme qui a racheté la maison de son enfance est chargé de traduire un roman. Le travail effectué puis retourné à l’éditeur, il semble que des passages inexistants dans le livre aient été ajoutés par le traducteur. Cette réécriture, imaginaire ou réelle, va conduire le personnage à affronter des révélations sur soi. Dans « Ultimes vérités sur la mort du nageur », le narrateur, un demi‑siècle après les événements concernés, relate le défi qu’un célèbre nageur, dont il était ami, s’est fixé de relever. Sous l’influence de ses lectures, adoptant une position contre la gloire et le sport comme performance, il projette de se tenir en équilibre sur un rocher réputé inaccessible.
Sans conteste, ces nouvelles ou récits courts, dont nous avons résumé quelques‑unes, du fait de leur valeur intrinsèque, se suffisent à elles‑mêmes. Toutefois, considérant ce que nous pouvons savoir des goûts de l’auteur, des renvois auxquels il peut se livrer (ou des fictions interprétatives que nous raccordons à ces nouvelles), faire entrer en dialogue Ultimes vérités sur la mort du nageur avec l’héritage philosophique ou littéraire européen s’est imposé aux commentateurs. Selon les inclinations de chacun, il est possible d’y relever des éléments de convergence avec Kafka, les romantiques, Borges, etc. Il s’en faudrait de beaucoup que ces projections ou comparaisons soient en défaveur de l’auteur : en plus de confirmer l’importance accordée à ses textes, les rapprochements faits avec de grands auteurs nous sont autant une source d’enrichissement dans la compréhension des récits de Jean-Yves Masson que dans celle de l’imagination en général. Les échos entendus chez lui, entendus aussi chez les écrivains du passé, renvoient à une même voix originelle, celle des rêveries universelles sur le temps, l’espace et notre aptitude à jouer avec eux, quitte, comme ici, à jouer d’angoisse sereine.
La manière dont Jean‑Yves Masson prolonge ses constantes imaginatives repose d’abord sur une phrase au lyrisme retenu. Tant sur le plan du lexique que de la syntaxe, il exerce un retrait à l’égard non de la contemporanéité, qui est bien sûr une aire dans laquelle se manifeste notre existence, mais surtout à l’égard des signes de la contemporanéité. Ce serait, comme chez de nombreux écrivains, l’expression non maîtrisée d’une conscience chosifiée vouée à épouser une langue elle-même chosifiée.
Sur le plan de la narration, si l’auteur procède par décantation des anecdotes, il préserve de ces dernières une ligne intrigante, celle qui s’insinue dans la bigarrure de la réalité et y imprime le signe d’une réalité seconde, ce que la littérature appelle le fantastique, c’est-à-dire la logique d’une rationalité impossible. Aux péripéties secondaires se substitue, dans les textes de Jean-Yves Masson, la composition d’un univers qui s’est défait de la société industrielle pour évoluer dans un monde archaïque : celui de l’enfance individuelle et de l’enfance humaine (philosophique), telle du moins qu’une dimension de l’imagination nous la restitue depuis le romantisme et les mythes, largement antérieurs, qu’il a réactivés. La forêt, les ruines, la nuit, la mer, les éléments primordiaux de la nature en sont le décor, et l’être sans autre attache que les liens du sang, l’acteur.
Les personnages de ces nouvelles sont le plus souvent campés par un « je » qui s’offre de texte en texte à une traversée des nostalgies d’un monde fixé en éternité perdue. Pour eux, quitter le monde de l’harmonie préindustrielle, c’est se perdre et perdre toute possibilité de reconquérir un lieu et un temps abolis à jamais, encore que cette perte soit peut‑être aussi la poussée vive d’une conscience lucide qui, par rejet du monde présent, œuvre à se récuser comme telle.
Faire la relation du passé, c’est organiser la déploration des mondes perdus. Aux yeux des personnages, ils demeurent une énigme. Leur exploration et leur connaissance ne sont pas achevées. C’est que l’éternité, possédée une fois, porte l’espoir d’une réappropriation future. En premier lieu, c’est par l’écriture qu’il est tenté de sauver ou de retenir la totalité d’un moment, d’une vie. Le personnage du texte « Une description » qu’il faudrait étudier en comparaison avec les nouvelles de Borges Le Miracle secret et L’Aleph, incline à penser qu’une phrase peut fixer sinon la totalité du moins son image : « … la phrase démesurément s’allongeait, se déployait comme une spirale, revenait incessamment au même point pour s’en éloigner davantage, et il y avait peut‑être des années, des siècles maintenant qu’il écrivait. » Or, après le sursis accordé, après un temps dont la longueur se veut à l’image de la phrase, infinie comme la totalité convoitée, sans faille, la mort revient accomplir le destin du personnage et briser son désir de prolonger la digression de la vie alliée à celle des mots.
L’être se heurte contre l’impossibilité de rompre le mouvement du temps, la dynamique de la nature et des sociétés. Acculé, il peut consentir à se laisser porter par la tentation de partir à la connaissance de l’inconnu. Il sait, même s’il le refuse, qu’il y a un monde par‑delà celui du mythe. Mais il voit ce dernier comme le plus à même de figurer l’univers de correspondance entre l’extériorité et l’intériorité, l’objet et le sujet. Il s’agit plus précisément de prendre possession de la nature en tant qu’entité soumise au désir et à la permanence inentamée par le temps du désordre industriel : « Cela suffit à mon désir », dit le narrateur d’« Un égarement » quand il rend compte du monde clos qu’il veut être le sien pour toujours. Les intrus sans visage qu’il poursuit sont l’incarnation de l’inconnu et des inconnus qui se proposent à l’expérience. Mais le monde où ils le conduisent et le perdent est celui de l’oubli et de l’ignorance d’un monde antérieur – le sien –, celui des origines, monde où la mémoire ne rompt pas, accompagne, au contraire, le temps vers la permanence. Pour le personnage du récit, symbolique de l’attitude de l’ensemble des personnages du recueil, aller à la suite de l’inconnu, c’est, comme indiqué plus haut, à la fois ne plus retrouver le temps et le lieu et ne plus se retrouver. Ainsi, pour tout autre que lui, sa forêt n’est pas.
Il faut, en dépit du principe d’analyse ici suivi, nuancer la positivité qui est conférée à l’univers du mythe. C’est aussi, comme dans la nouvelle « Une terreur », un contexte de domination archaïque symbolisée par l’autorité du père. Que ce soit le narrateur de cette nouvelle ou celui de « Un retour », amoureux de sa sœur, l’individu est sacrifié à l’isolement ; il ne peut constituer de communauté libre, élargie, en dehors de sa famille biologique. Malgré les résistances qu’il lui oppose, par les ruses du langage et le travestissement de sa personnalité en personnalité fictive, qu’il a projetée sur une traduction controuvée, le personnage de ce texte se laisse envahir par le désir incestueux. La condamnation dont il feint de l’accabler, associée à celle anticipée de sa sœur, exerce trop d’autorité sur lui pour ne pas donner à penser que l’amour porté à la sœur, symbole scandaleux de l’ordre primitif et mythique, soit même acceptable dans le temps du muthos.
Bien que les récits et les personnages évoqués jusqu’à présent fassent l’expérience d’un échec répété, la dernière nouvelle, « Ultimes vérités sur la mort du nageur », est celle dans laquelle le récit/mythe parvient à triompher, ne fût-ce que formellement, de la perte et de la mort. Alors que la première nouvelle laissait le personnage dans une situation où il « n’était plus rien que l’éblouissement de son propre néant dans un instant d’éternité », avec des mots presque identiques, le nageur de la dernière nouvelle conquiert « un bref instant de triomphe et d’éternité ». La nouvelle qui ferme le recueil parvient à résoudre les conflits posés dans les autres textes. D’abord, le langage, ailleurs trompeur, y est utilisé comme résistance contre « le règne hideux de la Quantité » et comme une exaltation de l’éphémère : le corps vivant s’accomplit dans un défi lancé au mouvement de la nature et à la mort qui la nie en étant elle. Ensuite, l’univers décrit n’est plus celui des liens du sang. Une communauté, celle de l’amitié, s’ébauche. Enfin, du point de vue de l’interprétation générale, la lucidité douloureuse d’une part, mue par le désir de réparer une mémoire falsifiée, tout en refusant la mise à distance de la vision mythique, engendre le récit. D’autre part, ce faisant, la douleur de la perte entre dans le récit, l’engendre, façonne la conscience et, grâce à la perpétuation par le verbe, provoque une amorce d’acceptation et de triomphe.
Dans cette lecture très rapide, il a été tenté de suggérer que, sous le jeu de la narration et de l’intrigue, l’unité de thèmes qui organise le recueil de Jean-Yves Masson, à savoir cette « nostalgie de l’éternité » (Hobbes ?), si elle n’adopte pas les modalités d’expression de l’immédiat, porte déjà la signification d’une manière d’exister devant le mouvement de l’histoire. Car la profondeur des mythes dans les variantes que nous propose Jean-Yves Masson est déjà/aussi celle de l’histoire et de notre attitude devant elle.