Lettres d’Acquitaine, janvier 2006, par Catherine Lefort
Le traducteur en tant que passeur ?
Entretien avec Jean-Yves Masson. Propos recueillis par Catherine Lefort.
Jean-Yves Masson est professeur de littérature comparée à l’université de Paris IV-Sorbonne et membre du Centre de recherche en littérature comparée (CRLC). Écrivain, critique littéraire et traducteur, il dirige une collection de littérature allemande chez Verdier. Il traduit depuis trois langues : l’anglais (William Butler Yeats), l’italien (Mario Luzi, Roberto Mussapi) et l’allemand (Hugo von Hofmannsthal, Rainer Maria Rilke…). Jean-Yves Masson a publié une oeuvre poétique aux éditions L’Escampette, Cheyne et Voix d’encre, un roman chez Verdier et des essais. Il a bien voulu nous livrer son point de vue de traducteur.
Vous êtes venu à la traduction par la poésie. Vous êtes également directeur d’une collection de littérature allemande chez Verdier, « Der Doppelgänger » : « Le Double ». Le traducteur serait-il « le double » de l’auteur ?
Quand j’ai donné son titre à cette collection, je pensais à cela en effet : le Doppelgänger est celui qui « va du même pas » (gehen, en allemand, c’est « aller », certes, mais à pied, marcher : si l’on « va » en voiture ou en train, il y a un autre verbe). En outre, le double est un motif fondamental du romantisme allemand, et j’espérais, au début, publier dans la collection plusieurs grandes oeuvres du romantisme allemand qui n’ont toujours pas été traduites. Il est certain qu’il y a dans l’acte de traduire la tentation (ou le piège !) de devenir le double de l’auteur, et en tout cas l’effort pour mettre ses pas dans ses pas, le suivre à la trace, refaire le chemin du texte mot après mot. Dans mon cas, ce fut presque une manière d’apprendre ou de réapprendre à marcher, à écrire, la traduction a été une planche de salut personnel, qui n’a pas nui à l’écriture, sauf quand elle a pris une place trop grande parce qu’elle était devenue un travail et que je devais gagner ma vie par ce moyen. Mais je me suis souvent sorti de mes difficultés intérieures en m’appuyant sur la parole d’autrui.
Vous traduisez de l’allemand, de l’anglais, de l’italien. Existe-t-il des difficultés plus grandes d’un auteur à l’autre, d’un domaine à l’autre, d’une langue à l’autre ? Traduit-on de la même façon un écrivain classique, un moderne ou un contemporain ?
Non, on ne traduit pas de la même façon un classique ou un moderne : parce que dans le cas d’un auteur contemporain, nous partageons le même monde que lui, surtout s’il s’agit d’un Européen. Et même quand on traduit un auteur d’un pays lointain, issu d’une civilisation extrêmement différente de la nôtre, cette autre culture est accessible, elle est à la portée du traducteur qui en général connaît aussi le pays dont il traduit la langue et peut mesurer concrètement la distance, en faire l’épreuve physique : cela ne signifie pas qu’il soit facile de traduire, par exemple, un auteur chinois d’aujourd’hui, mais la Chine d’aujourd’hui nous est accessible ; pas celle du VIIIe ou du Xe siècle, hélas. Quand on traduit un auteur du passé en effet, vient s’ajouter la distance temporelle qui n’est pas infranchissable, certes, mais qui ne l’est jamais avec certitude, de façon palpable : quel que soit mon effort, je ne pourrai jamais voir le monde comme le voyait Pétrarque, ou encore un poète baroque allemand contemporain de la guerre de Trente Ans, ou un poète de la Rome du Ier siècle de notre ère. Si cultivé qu’on soit, si bien informé qu’on soit, cette distance demeure ; et l’on n’a jamais fini de la franchir : on est toujours en train de la franchir mentalement. Ce que livre la traduction, dès lors, c’est la signification que l’auteur du passé peut prendre (ou garder) pour nous, ici et maintenant. Dans cent ans, une autre traduction fera apparaître une autre lecture, en fonction de préoccupations dont nous ne savons rien encore. Il y a cent ans, on traduisait le même auteur d’une manière qui nous paraît datée, et qui l’est en effet, même si elle peut être très belle et garder toute sa valeur.
Répondre à l’autre aspect de votre question, à propos de la « difficulté » du traduire, demanderait beaucoup de temps. Je vous livre donc une conviction : il n’y a pas de langues faciles à traduire ; entre deux langues données, il y a toujours un abîme, et peut-être d’autant plus trompeur que les langues sembleraient parentes. On ne peut pas dire non plus que la poésie en général soit plus difficile à traduire que le roman ou le théâtre : il y a des romanciers dont la langue pose des difficultés considérables et des poèmes qui se laissent traduire presque facilement. Je crois que la difficulté dépend entièrement, à chaque fois, de l’auteur : oui, certains auteurs sont plus difficiles à traduire que d’autres. Et si la question est de savoir quel rapport il y a entre la qualité d’un texte et le degré de difficulté qu’il présente relativement à la traduction, je dirai sans hésiter que ce rapport n’existe pas en tant que tel : il y a des textes bourrés de difficultés (par exemple un texte où un auteur s’est permis de multiples jeux de mots) et qui sont pourtant assez médiocres (si ces mêmes jeux, par exemple, sont gratuits ou de piètre valeur : le traducteur peinera terriblement pour un résultat qui de toute manière sera au service d’un pensée peu claire ou d’un style confus) ; et il y a aussi des textes admirables qui ne posent pas de difficultés insurmontables. La règle générale est malgré tout qu’un véritable écrivain est toujours conscient de ses moyens stylistiques, et que le traducteur doit réfléchir à ces moyens et à la manière dont il va les transposer. C’est ce qu’il y a de plus amusant dans la traduction, quel que soit le genre littéraire concerné.
Doit-on considérer que toute traduction contient une perte ? Cette perte peut-elle nuire au sens, à la forme de l’oeuvre dans sa version française ?
Oui, quelque chose se perd nécessairement. La traduction n’est pas possible sans perte. La traduction oblige à être platonicien : elle est de l’ordre de la copie, et dans toute copie il y a une déperdition d’être. La traduction est une oeuvre seconde, elle n’a pas le même statut ontologique que l’oeuvre première, que le texte original, dont elle ne gardera jamais toute la richesse sonore. Traduire, c’est renoncer. Mais cela posé, la réflexion sur la traduction a fait apparaître aussi, depuis Walter Benjamin notamment, que cette perte était le prix à payer pour un gain. D’abord, parce que tout n’est pas perdu et qu’on est en droit, si l’on est vraiment platonicien, de considérer que l’Idée de l’œuvre est sauvegardée dans la traduction : Goethe, un peu par provocation, a dit un jour à Eckermann que l’essentiel, dans un poème, est justement ce qui survit à la traduction ; le reste, rythmes, sonorités, lui paraissait au fond un habit superficiel. Traduire, pour prendre une autre métaphore qui est plus profonde que celle de l’habit, c’est proposer à une âme de prendre un autre corps. On peut difficilement réfléchir sur la traduction sans rencontrer cette problématique idéaliste. Armel Guerne, dans sa préface à sa traduction de Novalis, va jusqu’à dire qu’il estime qu’en le traduisant en français, il lui rend un service salutaire, il lui donne un corps qui lui convient mieux que l’allemand : car la pensée de Novalis lui paraît profondément romane, latine, une âme latine prisonnière d’un corps germanique où elle se trouve engoncée. Sans partager entièrement ce point de vue d’Armel Guerne, je crois que la traduction libère des potentialités qui dans le texte sont parfois cachées dans la langue originale. En renonçant à certaines choses, on en souligne d’autres, et ce choix est une démarche critique, éclairante, qui doit certes se garder de tomber dans la glose ou d’éclaircir par trop ce qui, dans le texte, est obscur par essence, mais cela relève quand même d’une compréhension du texte, d’une position qu’on prend par rapport à lui. C’est pourquoi une grande traduction d’un texte est aussi une manière d’en donner une interprétation, que prépare et que prolonge un commentaire que le traducteur peut éventuellement garder pour lui, qui peut éventuellement rester implicite, mais qu’il est en tout cas toujours obligé de faire pour lui-même. Et sur ce point, il en va du traducteur comme de l’auteur : plus il est conscient de ce qu’il fait, mieux il le fait, j’en suis certain. Une traduction « inspirée » est précisément celle qui résulte de la plus grande conscience possible des décisions qui, par ailleurs, sont parfois instinctives au premier abord. Enfin, il y a cette vérité devenue banale, mais dont Walter Benjamin a si bien parlé le premier, que le texte appelle sa traduction : du texte qui est par essence prisonnier de la langue dans laquelle il a été écrit, monte un appel, un impératif catégorique : « traduis-moi ! », qui signifie que tout texte en appelle à plus d’universalité qu’il n’en possède du fait de la condition inhérente à la langue, « imparfaite en cela que plusieurs », comme le dit Mallarmé. Traduire, c’est recoudre un peu plus à chaque fois la déchirure, la blessure de Babel : il y a quelque chose de sacré dans cette activité qui n’est pas toujours vue d’un bon oeil par les théologiens et que les intégristes de tous bords, en général, rejettent. Traduire, c’est aller contre la malédiction qui fait que les hommes ne peuvent se comprendre sans effort, de par leur naissance même au sein de langues différentes ; c’est franchir aussi un interdit, c’est ne pas se résigner à laisser le texte exister dans une seule langue ; c’est enfin considérer qu’il n’y a pas de langue sacrée, pas de langue supérieure par essence à une autre : il y a seulement des littératures majeures et des littératures mineures, oui, mais toute langue a sa dignité et mérite d’être apprise, toute langue peut traduire tout autre, aucune ne nomme « mieux » le monde ou plus « clairement » qu’une autre. Et quiconque traduit apprend que tout est au fond traduction, puisque parler, écrire, c’est déjà, même dans sa langue maternelle, traduire en mots une pensée, un courant de pensée qui pré-existe aux mots ou du moins sous-tend le découpage qu’ils opèrent dans la perception du monde. Ce qu’on perd en traduisant, si on l’accepte lucidement, a donc aussi pour contrepartie un gain non négligeable : celui de l’ouverture d’esprit.
Dans votre activité de directeur de collection, du fait que vous êtes traducteur, cette double « casquette » vous amène-t-elle à traiter différemment les traductions ?
Je dirais même que le fait d’être traducteur moi-même est la seule raison pour laquelle je peux me permettre de dialoguer avec les traducteurs qui travaillent pour moi : je ne vois pas comment je pourrais contrôler la qualité des traductions que je publie ou discuter de tel ou tel point délicat avec un traducteur, si je ne le faisais pas à partir de mon expérience, et non pas comme un supérieur hiérarchique que je ne suis pas, mais comme un collègue ou un confrère, sur un pied d’égalité. Je considère que je suis, en tant que directeur de collection, le garant des traductions que je fais paraître : j’ai d’un côté mes choix, mes partis pris d’éditeur, je considère que je publie des livres que j’aimerais découvrir dans une librairie si je ne les connaissais pas déjà, j’estime qu’ils méritent vraiment la lecture et que je propose au public quelque chose qui est digne de son attention (je peux me tromper, naturellement, mais au moins j’engage toujours ma conviction) ; mais l’autre versant du travail, une fois le choix fait, est de vérifier que la traduction répondra aux critères de qualité nécessaires. Tout se passe d’ailleurs en général très bien et dans l’amitié, et j’ai constitué peu à peu autour de la langue allemande chez Verdier une équipe de grande qualité. J’insiste beaucoup sur cette notion de langue : il y a plusieurs littératures de langue allemande, au pluriel, et ma collection vise à rendre compte de cette diversité sans se limiter à la seule Allemagne.