L’Humanité, 20 décembre 2007, par Alain Nicolas

L’écriture comme dernière phrase

Entre rêve et réalité, entre deux rives et deux pays, la littérature se met en danger.

« Je t’accorde une phrase, une seule. » Une dernière phrase avant de mourir, un répit accordé à un homme qui écrit à son fils, pour son fils, absent. Que dire quand on n’a plus qu’une phrase pour tout dire ? Pour parler de la lumière qui baigne cette place où se tient, de manière immémoriale, le marché du vendredi. Pour entrer dans le détail des lignes brisées des maisons qu’on voit comme si c’était la première fois. Pour dire tout ce qu’on n’a jamais dit à son enfant, en parlant de feuilles éclairées en transparence, de poussière scintillant dans les rayons, pour dire que le monde est là. L’écriture comme suspense, pour, dans cet après‑midi paradisiaque, faire patienter la mort. Et dans cette dernière phrase qui n’en finit pas de conclure, l’homme qui écrit ne peut manquer de glisser ce qu’il voit, cette femme androgyne, pâle, qui lui a réaffirmé les droits qu’elle avait sur lui et « qui semble attendre quelque chose, mais quoi ? ».

La mort qui fait retour dans les lignes qui la mettaient en sursis, c’est peut‑être une manière de dire la littérature. C’est celle de Jean‑Yves Masson. Cette nouvelle, sereine, ouvre le recueil que nous donne cet auteur rare, et qui a récemment été distingué. Cette atmosphère proche du fantastique baigne chacun de ces textes. Un garde forestier croit suivre des contrebandiers, franchit une frontière et s’aperçoit que, pour les gens de « l’autre pays », la ville d’où il vient n’a jamais existé. Un arpenteur découvre, lancé sur une rivière dont il connaît chaque méandre, un pont nouveau, bâti en quelques jours, sans que personne n’en sache rien. Un pont à la géométrie parfaite, invitant au franchissement, et dont la courbe s’amplifie à l’infini sitôt le passant engagé. Il n’atteindra jamais l’autre rive, mais ne cessera de s’élever jusqu’aux étoiles. Suspendu entre terre et ciel, il comprend que, « d’une pensée d’amour qu’il aura pour ce monde où le mot proche et le mot lointain ont perdu le sens qui les déchire, dépend le salut de ce qui viendra après lui ». Consentir à un monde entre rêve et réalité, chercher à occuper cette frontière invisible et dangereuse, c’est peut‑être la tâche de l’écrivain. À l’image de ce nageur qui meurt de s’être tenu en équilibre un instant sur un rocher affleurant à l’exact niveau de la mer, avant que les vagues ne le précipitent « sur les angles pointus des roches voisines ».

En ces nouvelles d’une belle écriture classique se donne à voir un univers pris entre Gracq et Kafka, habité d’images fortes, où se dit avec art et discrétion cette expérience des limites qu’est la littérature.