L’Humanité, 9 janvier 2014, par Jean-Claude Lebrun
Jean-Yves Masson : Retour à Goethe
Cet automne, des romans évoquaient les grandes figures de la littérature, en empruntant les voies de la fiction biographique. Villon, Hugo, Céline, Rimbaud furent ainsi l’objet d’approches qui, d’une certaine manière, les réinventaient. Sans compter le Jason Murphy de Paul Fournel, Kerouac de l’ombre tout droit sorti de l’imagination féconde de l’auteur oulipien. Jean-Yves Masson, poète, romancier, traducteur, fin connaisseur des lettres allemandes, a choisi de se tourner vers Goethe. Il explicite sa motivation d’écriture par l’entremise d’une citation de Walter Benjamin discrètement placée en toute fin de volume : « Il y a un rendez-vous mystérieux entre les générations défuntes et celle dont nous faisons partie nous-mêmes. Nous avons été attendus sur terre. » Sa rencontre avec « l’Olympien » se présente comme une étincelante représentation du rapport fertile entre l’art et la vie.
Pour découvrir l’origine cachée de l’entreprise, il faut aller dans le tome trois des Entretiens de Goethe avec Eckermann. À la date du 1er mai 1825, celui-ci indique qu’il aime se promener dans la campagne et pratiquer le tir à l’arc avec un certain Doolan, un jeune Anglais fortuné venu à Weimar, la « Nouvelle Athènes » de l’époque, pour y parfaire ses connaissances. Jean-Yves Masson tient là son narrateur. Quelques semaines auparavant, dans la nuit du 21 au 22 mars, la cité grand-ducale assistait à l’incendie du théâtre fondé par Goethe en 1791. C’est le commencement du récit de Robert Doolan et de la fable de Jean-Yves Masson. À la fois plongée dans l’univers goethéen et comblement de supposés « blancs » laissés par Eckermann dans ses Entretiens. Car le grand homme, n’ayant de cesse de voir son théâtre renaître de ses cendres, veut faire de cette résurrection le début d’une ère nouvelle dans l’ordre des arts et de la pensée. En attendant que s’élève un nouveau bâtiment, c’est dans sa propre maison qu’a lieu la première manifestation du nouveau théâtre, une version de chambre de la Flûte enchantée. Pour l’inventeur de la « poésie de circonstance », infiniment plus qu’une simple représentation privée. N’avait-il pas lui-même écrit et composé une Continuation,restée dans ses tiroirs, de l’opéra de Mozart, son frère en maçonnerie ? On se rappelle qu’il en avait appelé, dans le prologue de Faust, à la force de l’esprit pour aider à percer le secret de toute vie. Il se livre maintenant à une lecture inattendue de la création mozartienne. Tamino, Pamina, Papagano, Papagena : de cette constellation d’apparence hétéroclite, il démontre en effet l’unité organique. Ils sont les facettes d’un seul et même être. Ce qui fait la grandeur singulière de l’œuvre, c’est sa capacité à montrer le jeu complexe qui se noue entre elles. En chacun. La démonstration est magistrale. L’art se présente ici comme une vision supérieure, éclairée et libératrice, de la vie.
Le récit de Doolan montre simultanément Goethe dans son quotidien, lui-même littéralement ajusté à la hauteur de sa réflexion. Une combinaison de simplicité et d’exigence, de liberté et de règles précises. Un exemple proposé à la première génération du XXIe siècle ? En tout cas un sujet à méditer au bout de ce livre merveilleusement cultivé, d’une considérable richesse de sens. Le soir de la Flûte enchantée, les invités voient leur hôte arborer la Légion d’honneur remise par Napoléon en 1808. En hommage à l’esprit des Lumières qui se continue par lui. Et qui ici vit encore.