Libération, Cahier livres, 10 octobre 2002, par Jean-Baptiste Harang
Michon accompli
Avec Abbés et Corps du roi, Michon poursuit son autobiographie du genre humain, en huit nouvelles petites touches parfaites.
Le 11 septembre 2001, un événement a bouleversé la vie de Pierre Michon : ce jour-là, à Mourioux dans la Creuse, il suit l’enterrement d’Andrée Gayaudon. On peut même dire qu’il le précède, depuis quatre jours qu’elle a expiré à l’hôpital de Guéret, cette femme dédicataire de son premier livre, le mythique Vies minuscules, a fait de lui un autre homme : un orphelin. Andrée Gayaudon, mère de Pierre Michon, est morte. Des deux petits livres qu’il publie aujourd’hui, huit histoires minces et tendues, irréfutables, presque toutes comme à son habitude ont plus au moins paru dans cet état ou dans un autre dans d’improbables revues de province qui les avaient commanditées. Une seule est totalement inédite, la plus longue, écrite cet été dans une urgence inventée, Le ciel est un très grand homme, elle est supposée consacrée à Victor Hugo, le cinquième des auteurs que le recueil honore. Elle dit la mort de sa mère, elle dit la naissance de sa fille trois ans plus tôt.
Pierre Michon se rend chaque jour à l’hôpital, ce jour-là comme d’autres il s’absente pour courir acheter des livres, le volume XXIII de la Carte archéologique de la Gaulle romaine, le tome deux des Dits et écrits de Michel Foucault dans l’édition « Quarto », et un autre dont il ne se souvient plus. Au retour de sa course « comme le lièvre de la fable », sa mère est morte : (il faut ici citer un peu longuement) « Les livres étaient bien sagement posés au pied du lit dans leur petite pochette, près des pieds des cadavres qui sont tout petits […]. L’esprit était tiède lui aussi comme il l’est toujours. Je devais prier, appeler le cœur et l’âme, que cette femme méritait. J’essayai une de ces choses apprises au catéchisme, sans doute le Notre Père, je m’arrêtai très vite. Et puis le texte, la prière s’imposa, venue de très loin, comme envoyée par un autre, et je la dis haut, pour que la morte l’entende, en quelque sorte : “Frères humains qui après nous vivez, n’ayez les cœurs contre nous endurcis, car si pitié de nous pauvres avez, Dieu en aura plus tôt de vous merci.” Le cœur et l’âme accoururent, je dis le poème d’un bout à l’autre comme il doit être dit, dans les larmes, je me tins debout devant le cadavre de ma mère comme on doit s’y tenir, dans les larmes. »
« J’ai prié une autre fois au mois d’octobre, quelques années plus tôt. Un enfant était né dans la nuit, je venais de rentrer chez moi au petit matin. Quelque chose me vint qui était de l’envie de prier, de clore, de m’ouvrir. Assis sur mon lit, tranquille, souriant si on souriait quand on est tout seul, j’ai dit d’un bout à l’autre à haute voix Booz endormi. Je l’ai dit comme il doit être dit, dans le calme, l’acceptation de tout, l’espérance contre toute raison, la gloire qui vient toujours. »
Voilà tout Michon, un type qui prie dans la littérature, un type qui dit la Ballade des pendus à sa mère morte, qui aligne rubis sur l’ongle quatre-vingt-huit alexandrins de Victor Hugo au prétexte qu’à cinquante-trois ans une fille au monde lui est venue. Un type qui sait tout par cœur puisque c’est au cœur que la langue touche, un type qui saurait ne parler que par citation des autres et qui écrirait ses propres textes dans le peu de blanc qui reste entre les lignes des autres.
La vie de Pierre Michon est dans les livres. Dans les siens, bien sûr, aujourd’hui lorsqu’on le questionne sur ses magnifiques Abbés qui, au dixième siècle, asséchèrent des marais, coursèrent le sanglier ou subtilisèrent à d’autres une vraie dent de saint Jean-Baptiste, il sait répondre sans barguigner, droit dans les yeux, étonné qu’une évidence soit si mal partagée : « Tous ces récits sont autobiographiques, qu’est-ce que vous croyez. » Mais aussi dans les livres des autres où il use son temps, ses yeux et son argent : « Vous, vous me voyez dehors, ce type qui pose à l’écrivain, bourré la plupart du temps. Mais je ne sors presque jamais, je lis, je passe ma vie à lire, je m’imbibe de toute écriture. Je ne m’ennuie jamais dans les livres, je préfère le plus médiocre d’entre eux à la plus brillante des conversations. Dans une bibliothèque ? Quelle horreur, les livres doivent m’appartenir, ils doivent être maniés, même les incunables, quelqu’un doit en avoir la jouissance, regardez le livre de Kells, il est à Dublin, derrière sa vitre, quelle honte, il faut que quelqu’un le bouscule. » On se souvient d’une première rencontre avec Pierre Michon, il y a des lustres, à Olivet, près d’Orléans, il écrivait dans un studio dont il avait condamné la salle de bains, les livres jaillissaient à grands flots de la baignoire, inondaient tout le sol et tentaient par eux-mêmes de gagner le sec des étagères. Michon a laissé sous lui des bibliothèques aux Cards dans la Creuse où il est né, à Clermont-Ferrand, à Saint-Étienne, à Nantes, ailleurs. Dans le studio d’Olivet, au-dessus du vieil ordinateur Amstrad à écran vert, on pouvait voir les deux photos qui figurent aujourd’hui dans Corps du roi : Samuel Beckett, photographié en 1961 par Lufti Özkök, et William Faulkner par James R. Cofield en 1931. Corps du roi est un livre d’admiration, en cela aussi il est autobiographique : c’est lui qui admire. Au côté des deux photographiés posent Flaubert, Ibn Mangli et, on l’a dit, Hugo : « Manquent Borgès et Artaud, bien d’autres, Corps du roi est nécessairement une autobiographie, Borgès disait “tous les livres sont écrits par le même homme”, ce n’est pas la peine de se bouffer le nez entre nous, nous sommes tous les tâcherons de la même chose. Le titre est emprunté à Ernst Kantorowicz, pour lui il y a deux corps du roi, au sens où lorsque l’on dit “le roi est mort vive le roi” cela signifie qu’il y a un corps éternel qui passe à travers eux. La littérature, c’est les deux corps du roi, oui, tous les livres ont été écrits par le même homme, la littérature est un royaume. La figure royale chez Beckett, chez Shakespeare, ce sont des rois, des rois bouffonnés, certes, mais des rois. » Alors Michon écrit que Beckett a les traits mélangés de saint François et de Gary Cooper, qu’il tend la main et allume un boyard blanc, gros module, qu’il se met au coin des lèvres, comme Bogart, comme Guevara, comme un métallo, « son œil de glace prend le photographe, le rejette. Noli me tangere. Les signes débordent. Le photographe déclenche. Les deux corps du roi apparaissent ».
— Vous savez, ajoute Michon, Beckett est irremplaçable, je connais Godot par cœur, cette façon de donner un coup de pied au fond et de remonter, c’est une leçon de vie. Mais vous n’allez pas parler de tous les textes un par un, je croyais que votre manière était de proposer aux auteurs de réagir à leurs propres phrases, j’y suis disposé.
— Avec plaisir, mais avant cela je veux ajouter ceci :
Pierre Michon a publié son premier livre en 1984, il avait trente-neuf ans, il avait depuis toujours la vocation d’écrire et n’écrivait pas, il s’y préparait en ne faisant rien, il ne confondait pas vocation et carrière et se tient encore à cette distinction, il avait comme les saints l’orgueil et l’humilité de la perfection, l’orgueil d’y tendre sinon d’y prétendre, l’humilité de s’en faire un devoir, un devoir perdu d’avance. Il croyait à la grâce, il croyait au miracle, et perdait chaque jour son peu de foi. Les Vies minuscules (Gallimard) furent accueillies par un article dans Le Monde, le prix France Culture, et plus rien, sinon la lente levée d’une réputation méritée de chef-d’œuvre, des ventes régulières comme un livre de fonds, un bon millier par an, décuplées depuis 1996 par l’édition de poche, une réputation un rien encombrante qui semble intimer à son auteur le devoir de se figer dans la posture de celui qui écrit à jamais les Vies minuscules, autobiographie découpée du genre humain. Le livre même dit qu’on ne peut l’écrire qu’une seule fois, le narrateur qui apparaît ou disparaît selon l’une ou l’autre de ces huit Vies est un écrivain qui n’écrit pas, l’existence même du livre (sans compter sa qualité et son succès) le dépouille de cette pose d’impuissance et fait de lui un écrivain qui écrit, et lui a donné ce que Michon appelle « une main à plume ». Or, depuis qu’il écrit, cet écrivain ne publie guère, le premier livre l’a sauvé de n’être pas, les autres le font vivre, chichement, royalement puisqu’il participe de ce corps du roi ininterrompu. Il ne répugne ni aux bourses ni aux commandes (« au contraire, on s’y sent libre et assisté »), il ne s’abîme pas aux questions du genre, récit, roman, nouvelles, qu’importe, il écrit des livres, il en appelle à Novalis : « L’art d’écrire des livres n’est pas encore inventé, mais il est sur le point de l’être », il a trouvé sa distance, courte et vive, tendue, celle du sprinter. Il ne publie que les textes qu’on lui arrache, les laisse dormir jusqu’à des dix ans sous son coude, le temps de se convaincre qu’ils ne sont pas perfectibles, ou de les abandonner définitivement. La Grande Beune (Verdier, 1996), son seul roman « romanesque », ne compte que 96 pages quand il en a écrit plus de 300 (certains chapitres qui avaient paru en revue avant le livre n’y figurent pas), un autre sur la Terreur dort encore, d’un sommeil agité, « Merde, dit-il, je ne vais pas faire un roman, au bout d’un moment ça sent le faux. D’ailleurs tous mes textes sont inachevés, lorsqu’on écrit, il y a derrière soi une petite voix qui vous dit : “Cause toujours !”, il est alors temps d’arrêter. » Aussi les textes qui s’échappent de son atelier ont la pureté d’avant que la petite voix n’intervienne, ils s’accrochent de biais à des figures croisées, des peintres, des destins modestes, un séjour en Irlande ou ailleurs, ici des écrivains et des chroniques moyenâgeuses, à chaque fois des bribes de l’autobiographie d’un autre. À un autre, justement, il a dit un jour : « Pas de sujet, pas de thème, pas de pensée : rien que la volonté de dire, qui fait avec ce rien une forme dans laquelle s’installe du sens. »
Voilà pourquoi nous lisons Michon, voilà pourquoi il importe peu de savoir de quoi il parle (pas plus que cela importe pour lui-même), nous le lisons pour l’énergie intime de sa langue, parce que sa musique vient du corps, écrire est un exercice physique, jubilatoire, qui ne peut être tenu hors la grâce, il faut pourtant entretenir le muscle, la langue de Michon est du pur langage, de la prosodie, on sait qu’il écrit en rythme, laisse des blancs d’iambe ou de dactyle lorsque le mot scandé fait défaut, il ne fait pas défaut longtemps, il suffit de se colleter, c’est-à-dire prendre la langue au col comme un voyou et le mot descend, à sa place. Comme dit Michon : « Le langage est un ennemi loyal. »
Pierre Michon cherche la phrase parfaite. Il ausculte sans indulgence certaines des siennes relevées de ses deux dernières publications.
Dans Abbés, vous mettez beaucoup de bleu : la foudre est bleue, le gel est bleu, les chiens sont bleus…
La foudre bleue, ne cherchez pas, c’est un emprunt, un emprunt à Giono, il parle de foudre bleue pour dire l’amour, peut-être même l’orgasme. Le gel est bleu, c’est certain, relisez les Asiatiques, ils ne voient pas le blanc comme nous, la neige est proche du lait, la glace du ciel. Les chiens bleus existent, ce sont des chiens de chasse, blancs avec des taches noires, on lit cela dans les traités cynégétiques de Gaston Phoebus. Je lis beaucoup de choses sur la chasse, la césure du Saint-André d’hiver qu’on rencontre dans le livre, quand on abandonne le cerf pour le sanglier. Mon grand-père était chasseur, il m’a donné ses fusils lorsqu’il s’est senti trop vieux, perdant la vue, j’avais dix ans, je ne m’en suis jamais servi. Plus tard, en Mai 68, je les ai emportés à la fac, à Clermont, ça pouvait servir, on me les a volés.
Les trois chroniques, outre le rituel incipit de manière « Je tiens des chroniques de seconde main… », « Je tiens de Pierre de Maillezais… », « Je tiens encore de Petrus Malleacensis… », ont pour antienne la phrase : « Toutes choses sont muables et proches de l’incertain. »
Décidément, je n’ai pas de chance, cette phrase est aussi un emprunt, je l’ai notée sur un carnet sans nom d’auteur, c’est un classique français, Pascal ou Chamfort.
Essayons avec les expressions « l’anneau violet » page 26, ou « âme visible », page 39.
Me voilà pris, l’âme visible, l’expression parle de la clarté d’un corps : « Je ne vois pas bien si cette clarté est de la vaillance, de la blondeur, de la beauté ou de l’âme visible », bien sûr, j’aime cette idée, mais je l’avais déjà utilisée dans mon texte sur Piero Della Francesca. L’anneau violet, je vous vois venir avec votre œil égrillard, non, ce n’est pas l’Œillet violet de Rimbaud, c’est l’évêque, la bague toujours en améthyste de l’évêque. Bon, j’avoue que j’ai pensé à l’œillet, je m’en amuse.
Prenons l’autre livre, si vous préférez, Corps du roi. Page 19 : « Il s’est senti fort, serein, doué de sens et de but. »
Je parle de Flaubert après qu’il eut fini la première partie de Madame Bovary. « Doué de sens et de but », ces expressions heureuses sortent de la plume sans qu’on sache pourquoi, je les attends, je me mets dans la posture d’écrire d’un seul jet, les Chinois disent qu’un mot, une histoire, doit être écrit d’un seul coup de pinceau. C’est quelque chose comme ça, l’évidence du sens n’apparaît qu’après l’avoir écrit.
Page 19 : « Il aime la littérature. Il aime le monde. »
C’est la phrase suivante, ou presque, toujours Flaubert, toujours ce vendredi 16 juillet 1852. C’est une boutade, Flaubert hait sa page, peut-être une demi-seconde dans sa vie il a aimé le monde et la littérature, pas plus.
Page 20 : « [Flaubert] se bricola un masque qui lui fit la peau et avec lequel il écrivit des livres ; le masque lui avait si bien collé à la peau que peut-être quand il voulut le retirer il ne trouva plus sous sa main qu’un mélange ineffable de chair et de carton-pâte sous la grosse moustache de clown. »
On joue, s’il n’y avait pas la résonance dans les autres, il n’y aurait pas la voix, il faut qu’elle se permette le plaisir, l’orgueil, les larmes. L’écrivain est un clown blanc, il fait travailler les Auguste. On est gonflé d’écrire, le clown blanc se trouve beau, il fait la moue, on le trouve beau.
Page 30 : « Les boiteux, les bancals, les banbans, scandent souvent de leur rythme sommaire les œuvres parfaites. »
Banban est un mot de Céline, c’est la mère au début de Mort à crédit qui claudique. C’est invariable ? Vous êtes sûr ? Ça ne m’étonne pas, c’est si laid avec ce « s », je ne l’avais pas mis, il faut vous en prendre au correcteur.
Page 44 : « Mugitusque boum. »
Vous avez fait du latin ? cela signifie « et le mugissement des bœufs », boum, oui, boum, c’est du latin, c’est un hémistiche de Virgile qui sert de titre à un poème de Victor Hugo, dans Les Contemplations.
Page 45 : « Il n’y aurait peut-être qu’une preuve possible de l’excellence de l’œuvre […] ce serait d’en mourir de jouissance. »
Je raconte un passage de Madame Bovary où Emma et Léon visitent la cathédrale de Rouen, emporté par son élan, le Suisse, alors que les autres ne pensent qu’à baiser, déclare : « Voilà la circonférence de la grande cloche d’Amboise. Elle pesait quarante mille livres. Il n’y avait pas sa pareille dans toute l’Europe. L’ouvrier qui l’a fondue en est mort de joie. » Flaubert s’amuse, je l’entends éclater de rire en écrivant ça. Écoutez celle-ci : « Elle voulait mourir et habiter Paris », c’est du Beckett, non, c’est du Flaubert. Flaubert est drôle.
Page 49 : « “Quand il bat large, il est démesuré ; quand il se repaît, il fait vite ; quand il frappe, il met à mal ; quand il donne du bec, il tranche et quand il fait prise il se gave.” Je dois cette phrase parfaite à la traduction d’un traité de chasse arabe. »
Une phrase est parfaite pour l’oreille, elle s’impose : les mots propres, la ponctuation n’est pas académique, la rythmique est juste. Oui, je pense que cette perfection est l’œuvre du traducteur, je ne lis pas l’arabe. C’est une phrase d’Ibn Manglî.
Page 50 : « Il y a deux sortes d’hommes – ceux qui subissent le destin, et ceux qui choisissent de subir le destin. »
J’étais content de cette phrase. Puis un ami latiniste m’a dit : « Cette phrase existe déjà » et il l’a retrouvée, puisque le latin ne vous déroute pas, je vais vous l’écrire : « Ducunt volentem fata, nolentem trahunt », « le destin conduit ceux qui le veulent bien et tirent ceux qui le refusent », j’ai oublié l’auteur, quelque stoïcien, Sénèque peut-être, mais je ne suis pas mécontent d’avoir trouvé tout seul une phrase de stoïcien.
Page 57 : « Chemise Dalton blanche ouverte sans ostentation. »
On lit dans les biographies de Faulkner qu’il portait des chemises Dalton, je n’ai aucune idée de ce que c’est, ni même si celle de la photo est une chemise Dalton. J’espère seulement ne pas m’être mis à dos la fratrie Dalton.
Page 58 : « Donc, cette lucky strike de 1931. »
Pire encore, je ne sais pas quelles cigarettes fumait Faulkner. Mais, en anglais, un « lucky strike », c’est un coup gagnant. Alors oui, pour moi, Faulkner est un coup gagnant.