Livres hebdo, 20 septembre 2002, par Jean-Maurice de Montremy
L’an mil selon Michon
Cinq ans de silence. Pierre Michon revient. Il relate dans Abbés l’envoûtante chronique des solitudes de l’an mil. Et tient dans Corps du roi sa propre chronique intérieure, dense et poétique. Deux réussites.
Dans Mythologies d’hiver (1997), Pierre Michon évoquait ces moines d’Irlande qui parcoururent les solitudes d’Europe aux temps mérovingiens. L’écrivain visitait les couleurs et l’usure, la pierre et le fer, les nuages et les arbres de cette époque dont ne restent que de vieux noms magiques – lieux ou personnages. Il se gardait de reconstituer ce qui, depuis, s’est perdu. Il suggère un visage, parfois ; quelque chose des corps ou des vêtements – mais, par touches, entraperçus.
Le même dépouillement dense et poétique préside aux Abbés dont Pierre Michon tient à sa façon la chronique. Quelques lignes d’anciens manuscrits, quelques allusions venues du fond des siècles, lui suffisent. Il leur redonne matière. Comme si, pour un instant, les salines vendéennes, les tertres, les églises retrouvaient les saisons et lumières d’autrefois – quand, vers l’an mil, les moines en noir s’efforçaient ici de séparer l’eau de la terre. On trouve dans ce « tohu-bohu » (le monde indifférencié des premiers jours) de nobles personnages devenus, bon gré mal gré, solitaires, des frères humbles et taiseux, des hommes et des femmes non moins taiseux dispersés ici depuis toujours. Nous sommes à Saint- Michel-en-l’Herm, poste avancé dans ces déserts d’îles et de marais.
Trois récits s’enchâssent, trois générations d’abbés. Eble, ancien évêque de Limoges, établit l’abbaye. Dans l’étrange peuple des salines, qu’i1 convoque au travail, se trouve une femme. Elle sera sa passion – mais aussi la perte d’un autre moine. Ce qui cause le lancinant remords du vieil abbé. Déjà, toutefois, le temps avance, si lent pour des vies si brèves, et c’est la seconde aventure : celle d’un sanglier prodigieux, bête païenne, dont la bauge devient un lieu saint. La chasse au porc fait bientôt naître une jalousie d’amour qui donne à la chronique l’allure d’un conte cruel. On ne se méfie jamais trop d’un vieux sanglier celte… bien que le temps à nouveau le recouvre. Une troisième et dernière chronique monte du silence. Elle raconte la découverte d’une relique – pas n’importe laquelle : le crâne de saint Jean-Baptiste, décapité pour Salomé. Cette relique sera fatale au troisième abbé. Il en connaîtra une déception plus terrible encore que la pire déception d’amour.
Une phrase revient au fil des trois récits : « Toutes choses sont muables et proches de l’incertain. » Et c’est là, sans doute, le secret des trois textes qui n’en font qu’un, liés par un remarquable tissage de thèmes, d’échos et de reprises. On est aux antipodes du fragment ou du sage conte néoclassique. À la fois ascétique et charnel – non dénué d’humour –, Pierre Michon trouve ici un parfait équilibre entre le fond et la forme. Avec des images entêtantes.
Au texte de fiction, comme souvent chez lui, s’adjoint un recueil qui pourrait être de critique littéraire, si l’auteur n’en faisait une nouvelle fois quelque chose d’original. Corps du roi réunit cinq textes, proches du journal ou de l’essai bref. Le titre vient d’une insolite méditation sur une photographie reproduisant le visage de Samuel Beckett. Michon y reprend la distinction faite au Moyen Âge entre les deux corps du roi : le corps impérissable qui est celui de la monarchie (« le roi est mort, vive le roi ! ») et le corps périssable de l’homme mortel. De même y a-t-il l’auteur – devenu l’icône – et l’ordinaire M. Beckett (Samuel) ou l’ordinaire M. Flaubert (Gustave), ou M. Faulkner (William).
Sans s’arrêter au banal distinguo entre la vie et l’œuvre, Michon va plus loin. Il vise exactement, chez quelques écrivains qui lui sont chers, le passage, la phrase, où – comme dans Abbés – « toutes choses sont muables et proches de l’incertain ». Bref, le moment où quelqu’un parle, par-delà tous les problèmes d’identité ou d’identification. Une seule chose compte, alors : c’est que ces « rois » (les auteurs) ont à ce moment-là su trouver un « corps » qui pourrait bien être le grand corps mystique de la songerie humaine.
Signalons, en particulier, Le ciel est un grand homme. Pierre Michon y parle de lui-même, ou plus exactement de ce qui, par définition, est sans doute le plus indicible : sa manière de prier – sachant qu’il ne s’agit pas de prières répertoriées ou d’actes de foi, mais plutôt de moments où l’on s’interroge, parce qu’un grand point de suspension se trouve étrangement inséré dans la petite prose des jours.
Michon (Pierre), qui est aussi Pierre Michon, réagit alors spontanément par récitation d’un poème. Ainsi, devant sa mère morte, la Ballade des pendus lui revient-elle en mémoire : « Frères humains qui après nous vivez… », ou bien, pour la naissance d’une fille, Booz endormi de Victor Hugo. Autant de pages émouvantes et justes. Mais l’on verra que l’excellent Booz peut également servir d’incantation pour « assassiner » un critique littéraire détesté. Mécontent d’un esquintage, Pierre Michon recourut à Booz – et le célèbre critique mourut effectivement (pour de vrai) la nuit même de l’incantation. Dire du bien des livres de Pierre Michon allie donc l’agréable à l’utile : la qualité de lecture et la survie du journaliste.