Livres hebdo, 29 juin 2007, par Véronique Rossignol

L’Européen

Jean-Yves Masson est un écrivain aux multiples casquettes qui rêve dans toutes les langues.

Il arrive fatigué de la Sorbonne où il a consacré sa journée à faire passer les examens à ses étudiants, et on voit tout de suite qu’il va être bien difficile de faire le tour de toute son actualité, de toutes ses identités. Poète, romancier, traducteur, critique littéraire, éditeur, professeur d’université et grand connaisseur du répertoire de… Mylène Farmer. Par quel Jean-Yves Masson commencer ?

Prenons-les les uns après les autres : devant nous, l’auteur d’Ultimes vérités sur la mort du nageur, un recueil de nouvelles au charme tenace à paraître chez Verdier où il a publié il y a onze ans son premier roman, L’Isolement. Maison amie où il a fondé et dirige la collection de littératures germaniques « Der Doppelgänger », nom choisi en référence au double, thème central dans la littérature de langue allemande, mais aussi métaphore de la position du traducteur. Car traducteur est le « métier » que Jean-Yves Masson, quarante-cinq ans, exerce depuis vingt-ans, en trois langues : l’allemand, sa plus familière (il a passé son enfance en Lorraine près de la frontière), l’anglais et l’italien. Trois langues qu’il a apprises, précise-t-il. Et comme cela ne suffisait pas, il s’est mis au grec moderne et irait bien voir aussi du côté du russe… « J’ai traduit pour éviter d’écrire. Pour assouvir par personne interposée mon désir d’écrire et mon envie de publier », dit celui qui a écrit très jeune, dès les années 1970, une poésie qui, selon son propre jugement, n’était pas dans le ton de l’époque.

Pour l’indécis qu’il reconnaît être, la traduction est une épreuve de souffrance car « traduire, c’est perdre ». Mais il se rassure en nuançant : « une traduction, c’est toujours provisoire ». La preuve : alors qu’il ne traduit plus aujourd’hui qu’un livre par an, il a entièrement repris la traduction deRequiem de Rainer Maria Rilke (en édition bilingue chez Verdier en septembre) qu’il avait donnée à Fata Morgana en 1996 et qu’il trouvait dépassée. « J’ai mûri, je ne traduis plus de la même façon : j’allongeais, je ne faisais pas suffisamment confiance au lecteur… »

« J’espère que dans dix ans, je serai plus perçu comme un écrivain que comme un traducteur », avoue-t-il sans détour. Il y travaille et la publication de ces nouvelles est une étape qu’on lui souhaite marquante. Certaines de ces histoires, comme des récits de voyages rêvés qui donnent cette impression à la fois flottante et prégnante que laisse parfois la littérature japonaise, ont été écrites il y a près de dix ans. Jean-Yves Masson a hésité avant d’en publier certaines, en a retenu d’autres, car il estime que ces fictions sont finalement tout aussi intimes qu’un récit explicitement autobiographique. Il raconte d’ailleurs qu’il « exploite ses rêves », qu’il fonctionne aux fantasmes et qu’il est obligé d’attendre qu’ils lui dictent la suite. Les lieux, les paysages dans lesquels planent une menace, une hostilité, exercent une emprise angoissante comme un cauchemar d’enfant. Une frontière à l’Est, une région méridionale, une île de Méditerranée… Ce sont des coins d’Europe à forte personnalité, mais jamais nommés, ni précisément situés. « Effacer la localisation, c’est ma manière à moi d’être européen, d’essayer d’inventer une écriture européenne. » Récit qui a la force d’un mythe. La dernière nouvelle qui donne son titre au recueil peut être lue comme une sorte d’allégorie de la littérature où le rocher jamais foulé que tente d’atteindre le nageur est un continent entier inexploré et pourtant là, sous les yeux…

Écrire pour ne pas aller mal. Sans doute peut-on trouver aussi plusieurs clés dans l’essai que Jean-Yves Masson a consacré à l’Autrichien Hugo von Hofmannsthal, célèbre notamment comme librettiste de Richard Strauss. Dans Hofmannsthal : renoncement et métamorphose (Verdier, 2006), il propose une relecture érudite et sensible de la décision qu’Hofmannsthal a prise, à vingt-cinq ans, de ne plus écrire de poésie, l’interprétant non comme l’aveu d’une impuissance créatrice mais comme un choix éthique. « Quand j’ai commencé à le lire, j’ai eu la sensation d’avoir rencontré un esprit parent. D’ailleurs, j’ai le sentiment de l’avoir connu et même, parfois, de l’avoir au-dessus de mon épaule quand je le traduis. C’est un sentiment presque médiumnique. La seule chose qui me manque, c’est de ne pas connaître le son de sa voix… » Mais à la différence de son « frère », Jean-Yves Masson n’a, lui, dans l’écriture, (pour l’instant ?) renoncé à rien.

C’est l’université, où il est directeur de recherche en littérature comparée sur l’histoire des traductions, qui lui prend le plus de temps. La thèse et l’enseignement ont été un « choix de raison » arrêté il y a huit ans après des années à lire dix livres par semaine pour le « Panorama » de France Culture. Entre autres activités. Car il publie régulièrement ses poèmes à L’Escampette, Voix d’encre ou au Cheyne qui fera paraître à la rentrée le recueil Neuvains du sommeil et de la sagesse. Lui qui continue de chroniquer de la poésie en prédit le « grand retour ». En attendant un titre sur Rimbaud à paraître dans la collection « Folio-biographies », il travaille à un roman. En chantier, un petit livre sur la traduction. Il voudrait aussi écrire « un jour » un texte sur chacun des auteurs qu’il a traduits, ses préférés surtout : Rilke, Yeats et Luzi. Et il plaisante comme pour s’excuser : « On ne pense pas assez à la souffrance du caméléon posé sur un tissu écossais. » Puis il ajoute, plus sérieux : « Si je n’écris pas, je vais mal. »