Revue de littérature comparée, juillet 2007, par Michèle Finck

Il faut saluer l’ensemble magistral que forment les deux livres publiés par Jean‑Yves Masson, parus simultanément dans la collection Poche de Verdier en 2006 : Le Lien d’ombre (volume de traduction des poèmes de Hofmannsthal) et Hofmannsthal : Renoncement et métamorphose (essai d’interprétation). Il s’agit d’un apport décisif pour la réception de Hofmannsthal en France car pour la première fois est donnée à lire l’intégralité de l’œuvre poétique en traduction française. La parution simultanée des deux livres permet de mesurer à quel point traduction et interprétation échangent une réciprocité de preuves. Dans Hofmannsthal : Renoncement et métamorphose, trois voix sans cesse s’entretissent et se relancent l’une l’autre : les voix de Jean‑Yves Masson traducteur, essayiste et poète. Grâce à ce jeu de contrepoint entre ces trois voix, la poésie se trouve ici à la fois justifiée, défendue et incarnée.

Jean-Yves Masson commence par prendre acte du « paradoxe » sous le signe duquel se place la réception de Hofmannsthal en France. Frappant est en effet le contraste singulier entre la « fascination » des lecteurs français pour la Lettre de Lord Chandos (traduction de Jean­-Claude Schneider dès les années 1970) et le peu d’intérêt suscité par le reste de l’œuvre de Hofmannsthal, en particulier par sa poésie. Ce « paradoxe » a pour lui d’être révélateur de la préférence souvent accordée en France non pas tant à la poésie qu’aux textes qui, comme la Lettre de Lord Chandos,incarnent exemplairement la mise en crise des possibilités, de la légitimité et de la fonction de la poésie à laquelle Lord Chandos finit par « renoncer ». C’est à l’éclipse de la poésie de Hofmannsthal (composée presque entièrement entre 17 et 25 ans), trop souvent évincée au profit de la Lettre de Lord Chandos, que le travail de Jean-Yves Masson remédie de façon radicale.

Certes le renoncement au lyrisme demeure, dans l’interprétation risquée ici, « l’énigme centrale » de l’œuvre et du destin de Hofmannsthal comme suffit à le prouver le titre de l’essai Renoncement et métamorphose. Mais Jean-Yves Masson éclaire autrement ce « renoncement » dont la compréhension en profondeur ne doit pas se faire au détriment de l’œuvre poétique précoce de Hofmannsthal. Si l’essayiste étudie très bien comment la Lettre de Lord Chandos est le réceptacle d’une triple crise (« crise du langage, crise de l’identité, crise de la tradition »), il met l’accent de façon neuve sur la « crise de la tradition » : il montre en Chandos un « héritier inquiet » (titre du chapitre initial) qui ne « renonce » pas seulement à la poésie mais aussi à la « lecture des auteurs classiques ». Fait majeur et rarement mis en relief avec une telle acuité, Jean‑Yves Masson dévoile le versant positif de la Lettre de Lord Chandos, c’est‑à‑dire l’aptitude de ce grand texte à excéder la négativité de la crise et à être aussi « un texte sur l’extase », voire « un manifeste en faveur d’une langue qui reste à inventer ». Enfin et surtout l’auteur montre que la Lettre de Lord Chandos n’est pas le « brusque coup de théâtre » que la critique en fait trop volontiers et que la « crise » est « consubstantielle à la poésie ». Il y va d’une interprétation de la Lettre de Lord Chandos non plus isolée des poèmes mais comprise en profondeur dans la totalité du parcours spirituel et de la genèse de l’œuvre de Hofmannsthal.

Selon Jean-Yves Masson, le « renoncement » ne peut être séparé d’une « métamorphose » et c’est le lien insécable entre ces deux vocables que le titre du livre (qui est aussi le titre du chapitre majeur de l’ouvrage) donne à comprendre. Trois types de « métamorphoses » sont distingués ici : la « métamorphose mythologique » (dite aussi « métamorphose esthétique »), la « métamorphose biologique » et la « métamorphose éthique ». L’auteur met en relief les tensions et les contradictions de Hofmannsthal, les tentations qu’exercent sur lui les deux premiers types de « métamorphoses » avant qu’il n’accède à la « métamorphose éthique » qui est à comprendre à partir de la formule goethéenne « Werde was du bist » (« deviens ce que tu es »). Jean‑Yves Masson montre que, dansLa Femme sans ombre, la « métamorphose éthique » n’est atteinte qu’au terme d’un difficile dépassement du narcissisme indissociable du stade « esthétique », dépassement qui coïncide avec la nécessité pour l’impératrice de « trouver une ombre », c’est‑à‑dire de devenir « humaine ». Il y va d’une « métamorphose » réciproque des quatre personnages les uns par les autres, selon un processus que Hofmannsthal nomme « l’allomatique » (vocable emprunté à la chimie). L’étude de la « métamorphose » à l’œuvre dans les poèmes donne lieu à de très belles explications de texte en particulier des poèmes « Un jeune garçon », « Nox portentis gravida » et « À une femme » qui, composés en février 1896, préfigurent déjà l’évolution spirituelle condensée dans La Femme sans ombre. À lui seul le poème capital « Nox portentis gravida » annonce, selon Jean‑Yves Masson, la structure narrative de La Femme sans ombre : alors que la première strophe est placée sous le signe du narcissisme et de la « métamorphose mythologique », la seconde strophe concentre le « stade intermédiaire » qu’est le « stade poétique », avant que la troisième strophe ne désigne la nécessité de s’ouvrir à la fécondité de la « métamorphose éthique ».

Ce qu’éclaire remarquablement ce livre, c’est le trajet spirituel de Hofmannsthal qui est de se dégager de « l’esthétisme narcissique » de sa jeunesse pour affirmer l’ascendant de « l’éthique » sur « l’esthétique » et le primat du dialogue avec autrui sur la solitude radicale consubstantielle aux premiers poèmes. Ce trajet spirituel est indissociable d’une dialectique de « l’ombre » et du « reflet » : d’une substitution de « l’ombre » (double bénéfique) au « reflet » (double narcissique et mortifère). L’exigence de « métamorphose éthique », tournée vers l’altérité, ne peut être séparée (c’est là le noyau de l’interprétation de Jean-Yves Masson) d’un recours à d’autres genres littéraires d’un « renoncement » au pur lyrisme solitaire au profit du choix du théâtre et des livrets d’opéra qui coïncide avec un choix de l’altérité. Mais le propre de la lecture de Jean‑Yves Masson est de situer tant la conversion au théâtre que l’action publique et l’engagement en faveur de l’Europe dans le prolongement et la continuité de l’œuvre poétique : fait majeur, c’est « toujours en tant que poète » que Hofmannsthal écrit, jusque dans ses conférences pour les 150 ans de la naissance de Beethoven indissociables de sa prise de position en faveur de la notion d’Europe.

Il faut encore dire à quel point l’essai de Jean‑Yves Masson est sans cesse enrichi par des perspectives comparatistes. La comparaison de Hofmannsthal avec Montaigne rapproche les deux écrivains à la fois par leur éducation liée à une « dévotion au père » et par leur identification de l’écriture à un art de « s’essayer ». La comparaison (plus attendue) avec Rimbaud donne à comprendre Hofmannsthal comme « une sorte de Rimbaud autrichien » dont le « renoncement » à la poésie a pris la forme non pas d’un exil mais d’un engagement dans d’autres genres littéraires. Féconde est aussi l’étude des affinités et des contrastes entre Lord Chandos et Monsieur Teste de Valéry. La comparaison avec Yeats met l’accent sur une commune fascination inquiète pour « l’héritage » du passé et de la tradition. La comparaison avec Bonnefoy, qui met en relief une inscription commune des deux auteurs sous le signe du « baroque » inséparable d’une pensée de la finitude et de l’éphémère, contribue à faire de Hofmannsthal notre contemporain.

Reste à conclure que Jean‑Yves Masson approche Hofmannsthal de l’intérieur et que cette identification à Hofmannsthal, très discrètement perceptible en filigrane, permet à l’ouvrageRenoncement et métamorphose d’aller et en profondeur et au plus difficile, jusqu’à la compréhension du « prix » que la poésie exige de celui qui s’y consacre totalement.