Tageblatt, octobre 2007, par Corina Ciocarlie
Un endroit où aller
Cela commence, assez logiquement, par « une description »… qui n’en finit plus. Un homme vu de dos, assis à une table, écrit, décrit, déplie indéfiniment la même phrase lancinante, explorant toute la richesse qu’embrasse « un seul regard si c’est un regard d’amour », dans cet instant suspendu qui est celui de sa disparition.
Hameau, maison, jardin, île, autant de « récifs », réels ou fantasmés, se superposent, aperçus par le petit bout de la lorgnette, sur une ligne d’horizon où « le mot proche et le mot lointain ont perdu le sens qui les déchire ». Dans les récits de Jean-Yves Masson, on commence à parler, ou à se taire, ou à marcher, ou à rêver, « comme on prend un chemin que l’on ne quittera plus parce qu’il est trop tard pour revenir en arrière ».
Après de vagues études de droit qui né déboucheront jamais sur rien, un jeune homme s’enferme dans une bibliothèque, pour y rester plongé des heures durant dans des livres de géographie qui décrivent en détail des pays où il n’ira jamais. (« Une terreur »). Un traducteur décide de racheter la maison de sa petite enfance ; dans le vain espoir de l’apprivoiser et d’y trouver un peu de tranquillité, alors qu’elle n’est, tout entière, « qu’angoisse, crainte et désir » (« Un retour »). Un nageur sans peur et sans reproche finit par faire sienne la devise des marins romains, découverte un jour dans un livre : naviguer est nécessaire, vivre n’est pas nécessaire (« Ultimes vérités sur la mort du nageur »). D’un naufrage l’autre, l’univers se met à ressembler à ce hameau rayé de la carte par un tremblement de terre qui chasse les habitants et les disperse dans toute la région, pour ne leur laisser que « la mémoire d’un lieu aboli que personne ne chercherait jamais à reconstruire ». (« Un voyage »)
Commentateur avisé de Hofmannsthal et de Rimbaud, Jean-Yves Masson se passionne pour tout ce qui, en nous, suscite l’ivresse de l’inconnu une nuit de pleine lune, le jour du solstice d’été, un fleuve dont les eaux coulent à l’envers, remontant vers la source. On se croirait en plein Château de Kafka, ou encore dans cette Zone – à la fois maudite et envoûtante – qui hante les rêves du Stalker chez Tarkovski.
« C’est alors qu’elle est entrée. Il ne s’était pas douté qu’elle allait venir, rien ne l’annonçait, mais, tout de suite, il l’a reconnue, il a su la reconnaître comme nous le saurons tous, quoique nous ne l’ayons jamais vue. Il ne l’avait pas imaginée ainsi, si simple, si peu effrayante, avec ce visage androgyne un peu pâle qui explique qu’elle soit pour certains, selon leur désir, un homme, et pour d’autres une femme – mais pour tous, une figure familière qui tremble un peu, avance à pas incertains, presque honteuse de son triomphe, ayant toujours l’air d’avoir plus ou moins l’âge de celui ou celle qu’elle vient visiter. Elle était là, elle était entrée sans bruit – elle, car pour lui c’était décidément une femme, et il ne l’attendait pas autrement ; mais il avait toujours pensé qu’elle viendrait tard et il n’était pas si tard que cela. »