Transfuge, septembre-octobre 2006, par Clémence Boulouque

Hugo von Hofmannsthal, conservateur révolutionnaire

Entretien avec Jean-Yves Masson, propos recueillis par Clémence Boulouque.

Il y a eu beaucoup de malentendus autour d’Hofmannsthal, un des grands auteurs viennois du début du XXe siècle. Jean-Yves Masson donne un nouvel éclairage sur le parcours de l’écrivain, entre éthique et esthétique.

À dix-sept ans, les vers de celui qui signe « Loris » sont applaudis de tous. À vingt-cinq ans, il livre son dernier poème. Désormais, d’autres écritures seront les siennes. Un inexplicable silence qui serait une sorte de Harar rimbaldien ? Plus exactement, un passage du monde du reflet à celui de l’ombre.

Plus qu’un défenseur de la révolution conservatrice, selon sa formule malheureusement récupérée par l’extrême droite, plus que le librettiste de Strauss chantre d’une Autriche catholique et conservatrice, Hugo von Hofmannsthal est un homme de renoncements. Se dessine alors une âme déchirée par des compromis impossibles, entre christianisme et néoplatonisme d’un côté, et homosexualité probablement refoulée de l’autre. Son appartenance à l’aristocratie elle-même est tortueuse. Converti et profondément croyant, il n’oublie pas qu’il est petit-fils d’Isaac Löwe, arrivé de Prague à Vienne en 1788. Né dans une famille anoblie et désargentée depuis la crise de 1873, esthète et élégant, il dissimule sous son raffinement une grande précarité matérielle. C’est à une relecture du trajet d’Hofmannsthal que nous convie Jean-Yves Masson, qui voit dans cet itinéraire, ce passage de la poésie à la prose, un chemin de l’esthétique à l’éthique. Hofmannsthal abandonne ainsi sa posture initiale, celle de qui refuse le politique, comme tant d’autres, et notamment l’aristocrate Jaromir fuyant ses responsabilités dans L’Incorruptible. Avec le théâtre, il quitte les univers clos du singulier et choisit la scène du monde. Le poète dramaturge laisse ainsi plus qu’une interrogation sur la nature même des mots, une défiance envers le langage qu’a rendue fameuse La Lettre de Lord Chandos, par ce renoncement du noble élizabéthain à l’univers et à la langue, cette Sprachskeptisisannonciatrice de la modernité. « Le véritable amour du langage n’est pas possible sans désaveu du langage », écrit-il en 1922 dans Le Livre des amis. Mort à 55 ans, en 1929, l’auteur laisse ses destinataires face à une œuvre encore peu étudiée, en suspens, comme un écho à ses croyances en « L’inachevé, ce qui continue à fermenter ».

Dans votre essai, vous vous attachez à rectifier l’image d’Hofmannsthal : ce jeune garçon en proie à l’Altklugheit, une maturité trop précoce ou précocité trop mature, est en effet souvent vu comme un aristocrate méprisant. Il ne serait donc pas cet auteur si conservateur…

On a cette image d’Hofmannsthal un peu à l’écart et méprisant, à qui on prête, sans doute pour cette raison, des mots de condescendance envers Rilke, par exemple il aurait dit, au sujet des Élégies de Duino, « ce pauvre Rilke, il vise trop haut ». Mais il faut savoir que Rilke exposait tellement sa difficulté d’écrire que ce n’est pas là un affront. À bien des titres, Hofmannsthal agace, car il est lié à la vieille Autriche catholique, celle du Chevalier à la rose.

Mais il voit aussi dans l’Autriche un point de convergence, une porte de l’Orient en Europe. Et il révère les grands orientalistes de cette époque.

L’Autriche contemporaine a un rapport d’agressivité avec sa tradition catholique, mais le premier d’entre eux, celui qui a créé un modèle pour lequel tout auteur qui n’exécrerait pas l’Autriche ne serait pas digne d’être lu, Thomas Bernhard, admirait Hofmannsthal : il avait perçu sa dimension d’ironie et sa foi sincère. Hofmannsthal est contre les bien-pensants, mais avec élégance : il est tout sauf un pamphlétaire. C’est paradoxal, car l’image qu’on garde de lui est celle d’un poète assez officiel, alors qu’il n’a jamais eu le moindre prix, aucune position officielle et des tirages assez confidentiels. Celle d’un aristocrate, aussi, mais pas une aristocratie que l’on recevait dans les salons ; pour approcher l’empereur, il fallait huit quartiers de noblesse, alors qu’il n’en avait qu’un ou deux.

Sa précocité frappe – est-ce là que se dessine sa proximité avec Rimbaud ?

Oui. Mais il y a en Rimbaud quelque chose d’un voyou, qui garantit sa modernité. Quelque chose de plus absolu, qui éructe, qui tempête, et il n’est pas dans la nature d’Hofmannsthal de tempêter. Mais en même temps, dans cette précocité puis cette façon de cesser d’écrire, quelque chose les unit. Le silence est lié à un nœud gordien, qui pourrait bien être cette homosexualité dont le journal de Schnitzler donne un indice avec son « pauvre Hofmannsthal ». En la personne de Stefan George, il rencontre celui qui aurait pu être son Verlaine. Or, il ne franchit pas cette limite, a peur de lui-même, notamment parce qu’il n’a pas rejeté le christianisme. Il ne faut pas oublier que Rimbaud, dont on ferait presque un militant gay aujourd’hui, ne revendique pas non plus ses pulsions, et écrit à sa mère qu’il veut rentrer se marier. Mais c’est encore plus fort chez Hofmannsthal, dont on ne peut faire un militant de rien.

Pourtant ses termes de « révolution conservatrice » sont récupérés par les nazis.

Il a inventé la formule, c’est vrai. Mais sa conception de la tradition, pourtant, n’est pas du côté de la force. Son rapport à l’Antiquité n’est pas de l’ordre du conservatisme, mais d’un nouvel humanisme. Et d’ailleurs ce n’est pas le classicisme qui l’intéresse quand il est devant l’Acropole, il ne se sent pas obligé d’admirer. Il n’est pas, comme Brecht, dans l’exaltation du conflit, mais est pour une conception harmonieuse du changement. Il n’est pourtant pas moins moderne que Claudel, Valéry et tous les gens de la NRF qu’il fréquentait dans les années 20. Le regret de sa vie est de n’avoir pas été traduit en français ; il était sur le point de l’être car, peu avant sa mort, Charles Du Bos s’était emparé de son œuvre.

Sa délicatesse, son rapport à Narcisse sont loin d’être révolutionnaires.

C’est vrai qu’il a quelque chose de proustien ou de jamesien. Mais Proust n’est pas uniquement un chroniqueur mondain, il est aussi celui qui révolutionne le roman. L’élan est comparable, dans sa double dimension, chez Hofmannsthal. Certes, il y a en lui une hypersensibilité, une fragilité du moi, sauf qu’il n’a pas les défauts de sa génération ; il n’y a pas de mièvrerie, car il a un sens de la forme, c’est un technicien du vers qui pense que les plus grandes œuvres sont filles de la forme. Mais Hofmannsthal renonce à la poésie, car il a le pressentiment qu’elle va le refermer sur lui-même et considère comme un devoir moral d’aller vers l’autre. C’est en cela qu’il est indispensable à notre époque : il a peur de l’inhumanité de la poésie.

Souvent, les voix d’autrui lui permettent de parler de lui – en témoigne Le Livre des amis…

Ces confessions par la voix d’autrui naissent d’une grande modestie : quand il considère que quelqu’un a dit quelque chose mieux que lui, il le cite. Il s’efface. Pour lui, un auteur est un ami. Il agit comme Montaigne, qui passe son temps à citer, mais au fond, qu’y a-t-il de plus personnel que Montaigne ? Hofmannsthal est par ailleurs un maître de lecture inouï : il permet de relire toute une culture autrichienne méconnue comme Beer-Hoffman, Andrian, ainsi que les grands comiques de la fin du XVIIIe, comme Nestroy ou Ferdinand Raimund. Et ses lectures sont parfois audacieuses : dans son essai Sur le Caractère dans le roman et le drame, en 1902, il voit dans Balzac un assemblage de contes à la manière des Mille et Une Nuits. Et ses amitiés sont parfois allées au-delà de la littérature ; on le sait peu, mais il a adoré le cirque et le cinéma, et avait écrit le scénario d’un film sur le prince Eugène et une vie romancée de Daniel Defoe.