Art press, juillet 2009, par Richard Leydier

J’ai lu le dernier livre de Pierre Michon comme j’ai avalé les précédents. D’une traite. Comme à chaque fois, je l’ai refermé profondément hébété, retourné. Car l’écriture de Michon embarque dans une spirale qui ne laisse pas de répit, prenant corps dans un récit non linéaire qui joue des voyages dans le temps. D’une densité extrême et quasi moléculaire, elle nous propulse dans des vies particulières, vies d’anonymes, souvent, qui parfois croisent la grande histoire, parfois non. Mais toutes, par la magie du verbe, oscillent continûment entre l’insignifiance et la grandeur. Et cette propension au grand écart et aux subites accélérations fait tout le vertige de cette écriture. Du microcosme au macrocosme, et vice-versa.

Il aura fallu quinze ans à Michon pour en venir à bout. Les Onze raconte l’histoire d’un tableau et de son peintre, un certain François-Élie Corentin, qui aurait vécu au 18e siècle. Tous deux n’ont jamais existé. Le récit commence à Wurtzbourg, où l’artiste, adolescent, apprend la peinture auprès du grand Tiepolo qui est en train de peindre le plafond de l’escalier du Palais de la Résidence. Puis, retour en arrière, nous en venons à son enfance près d’Orléans, auprès d’une mère et d’une grand-mère qui le dévorent d’amour, au bord d’un canal de la Loire au creusement duquel se sont échinées des générations de Limousins, exploités par l’aïeul du peintre. Soudain, nous voici au Louvre, de nos jours ou pas bien loin, devant une des œuvres phares du musée, ce tableau intitulé Les Onze, portrait de groupe qui représente les onze membres du Comité de salut public, parmi lesquels on compte Robespierre et Saint-Just. Tableau de la Terreur, sombre, figurant des bouchers à la vocation littéraire contrariée.

Qu’est-ce qui fait qu’un tableau, commandé pour de mauvaises raisons, peint sans aucun désir par un artiste pas particulièrement doué, accède au statut de chef-d’œuvre ? Michon ne donne pas clairement de solution, celle-ci se diluant dans l’enchaînement des événements qui tissent la vie somme toute peu glorieuse d’un peintre du 18e siècle dont on ne connaît qu’un tableau. À un moment précis, il a rendez-vous avec l’histoire, mais personne, alors, ne semble en avoir conscience. Les choses adviennent, un point c’est tout, Dans Abbés (2002), l’hystérie collective élevait un bout d’os au rang de relique vénérée ou érigeait une abbaye au milieu d’une forêt. Dans L’Empereur d’Occident (l989), un roi goth asseyait un simple musicien sur le trône impérial. Toujours cette idée de l’élection qui fait de l’humble un saint, sans qu’on en sache précisément les raisons. Michon, lui, les connaît, puisqu’il écrit le livre ; tout comme les peintres de la Renaissance, parce que les anges et les madones étaient de leur main, savaient que Dieu n’existe pas – ce « Dieu qui est un chien », comme ne cesse de le marteler l’écrivain tout le long des Onze.

Hallucination perpétuelle

La peinture est un sujet récurrent chez Michon. Elle tient tout à la fois de la malédiction et d’une possible rédemption. Dans Vie de Joseph Roulin (1988), elle se reflétait dans les yeux tristes du facteur ami de Van Gogh. Dans Maîtres et Serviteurs (1990), elle instillait la frayeur de l’échec chez le jeune Goya, brûlait la vie de Watteau, se révélait sous la forme d’un chef-d’œuvre inconnu à un obscur disciple de Piero della Francesca. Dans Vies minuscules (1984), le premier livre, elle affleurait dans certaines descriptions : la mort de l’abbé Bandy, dans la forêt, entouré d’animaux et d’une gloire lumineuse, c’est de la grande « peinture écrite », transcription savante du prêche de saint François et des visions de saint Antoine tels qu’ont pu les « voir » Giotto et Bosch.

En fait, l’art de Pierre Michon renoue le fil d’une histoire perdue, d’un temps où l’écriture (ou ce qu’on nommait les écritures) et la peinture, spirales lovées autour d’un même brin d’ADN, étaient indissociables dans l’acte de création. Et pour saisir les mécanismes de cette symbiose héritée des plafonds italiens, il convient de lire Le roi vient quand il veut (Albin Michel, 2007), passionnante compilation d’interviews où Michon aborde, entre autres, cette question du rapport du texte à l’image, de l’incarnation de l’un par l’autre, et inversement : « Les peintres m’ont permis de transposer dans le registre du visible, donc de façon infiniment plus immédiate pour le lecteur, plus romanesque, ce qui était simplement du registre du dicible. Mes peintres valent aussi pour des écrivains : c’est le type du créateur, ce personnage engorgé de mystère et qui n’est peut-être qu’une ombre – de ça, personne n’est dupe… La peinture à la fois redouble les apparences et fait douter d’elles, les fait vaciller. Peut-être comme ma façon d’écrire, à la fois épaisse et en attente d’une apparition de l’invisible. J’ai du mal à en parler, ce sont des choses de théologien… Mais je peux dire que mon appétit d’écrire – cette grande magie, cet appel, cet élan – doit prendre pied dans une sorte d’hallucination perpétuelle, c’est-à-dire dans quelque chose de violemment visuel, de visible, de redondant, fort, chargé et en même temps tremblant, prêt à disparaître. » Ainsi celui qui refermeLes Onze « voit-il » véritablement ce tableau qui n’existe pas mais vit tout de même sous la forme d’une hallucination rémanente. Peut-être un peintre, un jour, se risquera-t-il en retour à lui donner une existence tangible.