Beaux Arts magazine, août 2009, par Natacha Wolinski

Entretien avec Pierre Michon : Histoire de peinture ou peinture d’Histoire

Propos recueillis par Natacha Wolinski.

Les Onze, c’est l’histoire d’un peintre et d’un tableau au Louvre. Mais, dans son roman, Pierre Michon, l’auteur de Vies minuscules, trimballe le lecteur de fausses pistes en érudites références.

C’est un livre virtuose, à couleurs épaisses et forts liants. Un manifeste du pouvoir démiurgique de l’écrivain. Dans Les Onze, Pierre Michon invente un peintre, François-Élie Corentin, et un tableau révolutionnaire où figureraient les onze membres du Comité de salut public, une œuvre faussement commentée par Michelet et irradiant dans les salles du Louvre. Les Onze est un tableau piège et le piège de l’écriture. Pierre Michon a évoqué à plusieurs reprises la figure du peintre dans son œuvre, ressuscitant Van Gogh, Watteau, Goya, Piero Della Francesca ou Le Lorrain. Il revient sur sa fascination pour la peinture.

Beaux Arts magazine : Le tableau des Onze que vous inventez est-il la synthèse de plusieurs tableaux ?

Oui, de nombreux tableaux l’ont nourri. La Ronde de nuit de Rembrandt surtout, avec cette fausse frontalité des personnages, et les tableaux hollandais de confréries. Et puis une œuvre moins évidente, comme l’Enterrement à Ornans de Courbet. Bizarrement, j’ai aussi pensé à Guernica. La vitre blindée qui protège prétendument le tableau au Louvre vient directement de la vitre qui avait été placée devant Guernica en 1937.

Vous faites dériver l’art de Corentin de celui de Tiepolo. Mais c’est une œuvre sombre que vous présentez.

Il y a deux versants dans le livre. Un versant tiepolien qui est lié à l’enfance lumineuse de Corentin, et un versant caravagesque, lié à la période de la Terreur et à la commande du tableau. La première partie est sous le signe de l’Ancien Régime, de l’éclat, de l’or. La seconde tombe dans l’escarcelle de Michelet, qui nourrit une vision dix-neuviémiste de la Révolution, ne peut comprendre les choses qu’avec des clairs-obscurs caravagesques.

Vous avez écrit de nombreux textes autour de la peinture. Pourquoi cet intérêt ?

Je m’intéresse à l’image plus qu’à la peinture. Les implications philosophiques de la peinture ne m’intéressent qu’à moitié.

Y a-t-il dans vos autres textes, ceux qui ne parlent pas de peinture, des images cachées ?

La plupart de mes textes ont des images comme détonateur d’écriture. Si on prend le récit des frères Bakroot, dans Vies minuscules, il y a trois pistes picturales sous-jacentes : Les Mangeurs de pommes de terre de Van Gogh, les grisailles qui figurent dans l’édition populaire de Michelet par Hetzel, et les illustrations d’un livre de la collection Rouge et or de Kipling que j’ai eu enfant.

Beaucoup de vos textes sur des écrivains – Rimbaud, Faulkner, Beckett – sont réalisés à partir de leurs portraits photographiques. Comme s’il y avait une obsession de la figuration du grand homme. Le premier détonateur de l’écriture est-il pour vous la vignette des manuels scolaires, l’image qui fixe pour la postérité ?

Vous avez tout à fait raison. J’ai été fasciné, enfant, par les images de mes livres d’histoire : Henri IV sur son cheval blanc, Jeanne d’Arc prenant Orléans, le roi devant l’échafaud… Le portrait de Rimbaud, c’est dans l’Almanach Vermot que je l’ai vu pour la première fois.

Les Onze raconte l’histoire d’une fausse peinture d’histoire. Est-ce pour cette raison que vous avez opté pour une écriture très théâtrale ?

Oui, et c’est peut-être là que se cache vraiment Tiepolo. Dans cette théâtralité générale de la narration. J’ai voulu aussi rendre compte de la théâtralité de la Révolution, cette période de grande rhétorique où l’on fait la révolution quasiment en toge romaine.

Quand vous avez écrit votre premier livre autour de la peinture, Vie de Joseph Roulin, vous aviez choisi un modèle innocent, qui ne comprenait rien à l’art. Dix-sept ans plus tard, votre protagoniste est un peintre qui maîtrise les ficelles de son métier. Faut-il y voir une allusion à votre propre destin d’écrivain ?

Sûrement… Tous les peintres sur lesquels j’ai écrit jusqu’à présent, je les traite comme des perdants, comme des gens qui ont de l’or entre les mains et qui ne le savent pas. Corentin, lui, sait qu’il est un maître. J’évoquais Guernica à l’instant. Il y a aussi beaucoup de choses dans le caractère de Corentin qui rappellent Picasso. Notamment ce souci de prendre sa revanche sur le père. Le père de Corentin est un écrivain raté. Le père de Picasso, un peintre raté.

Dans Les Onze, vous mélangez le vrai et le taux, et vous menez le lecteur en bateau… Fautrier a écrit une lettre à Jean Paulhan où il dénonçait le danger de la virtuosité. Si je vous dis que vous êtes un écrivain virtuose, que répondez-vous ?

Je réponds que dans ce texte, oui, sans doute. J’en ai mis des tonnes, c’est vrai. Ce texte est un morceau de bravoure. Virtuose, tout de même… vous y allez fort.

Il existe deux types d’écrivains. Ceux comme Gadda, Lima ou Céline, qui sont dans le flux de l’écriture, qui tablent sur la puissance de germination de l’image métaphorique, et ceux, comme vous, qui pétrifient l’image comme le ferait un sculpteur avec le marbre.

C’est juste. Quand je regarde un DVD, je fais sans cesse des arrêts sur image. Je préfère infiniment dans ce sens la photographie au cinéma. Il faut que ça s’arrête. La temporalité m’échappe. C’est pourquoi la musique est un art qui m’est assez étranger.

Mais, du coup, vous ne débordez jamais. Vos textes sont cadrés et encadrés.

Oui, et même avec une vitre blindée…