La Liberté, 19 octobre 2002, par A.F.

Et Pierre Michon fit l’éloge de la brièveté et des corps amoureux

Dans le paysage éclaté ou désolé de la littérature française actuelle, Pierre Michon est une voix, un style frappé du sceau de la classe. Voilà un écrivain qui revendique sans ambages l’intertextualité. Qui sait que tout texte trace sa voie dans le sillage de la littérature passée, présente et à venir pour mieux aller à la source, réinventer l’intensité de la parole.

Souvent les récits courts de Pierre Michon s’inscrivent à la suite de légendes anciennes, à l’aube de notre histoire, dans un univers lointain et mystérieux. Là où règne une nature vierge, troublante. Mais aussi des hommes et des femmes frustes, aux passions sauvages. Un monde d’excès, où flamboient cependant des lueurs de raffinement.

On retrouve cette thématique dans l’un des deux volumes que publie l’écrivain cet automne. Sous le titre Abbés, et dans une écriture très dépouillée, Pierre Michon évoque les temps incertains de l’an mil, à l’heure où les premières volées de bénédictins sont venues établir leurs monastères aux confins de la Vendée. Et ce, sous l’œil vigilant de Cluny, à une époque où christianisme et paganisme paraissent encore étroitement mêlés.

Entre Dieu et sexe

On est donc en l’an 976 et le narrateur d’avouer d’emblée qu’il tient sa chronique d’un texte de seconde main, puisé dans une Statistique générale de la Vendée, imprimée en 1844. Or de cette évocation austère, Pierre Michon va créer un récit d’une ferveur renversante. Magie des noms tout d’abord : Eble, Robert le Veau, Alain à la barbe forte, Hugues l’Abbé. Puissance aussi des éléments, face à la mer mugissante, entre cris des mouettes et vols de milans.

Dans ce décor de marais, d’îles et de vase bleue, quelques moines s’acharnent à démêler la terre et les eaux afin d’édifier leur abbaye. Les caractères sont bien trempés, les mœurs encore barbares et l’on se moque des indigènes qui sentent le poisson, dont on dit « qu’ils adorent la pluie comme une idole errante ». C’est le peuple de Dieu qu’il faut tirer à soi, drainer, séduire. Eble, l’évêque et abbé, n’y va pas par quatre chemins, ne s’embarrassant guère de scrupules. Le voilà qui prend feu à la vue de la jeune femme d’un pêcheur, aux pieds nus fermes et blancs comme le marbre.

Rendez-vous clandestins, quand le mari est parti tendre ses nasses, et les corps exultent. Plaisir absolu de la chair, dont jaillira plus tard une enfant. La mitre et la crosse s’imposent aussi par le sexe. Le récit évoque encore de lourdes tensions à l’intérieur de la communauté, l’ombre de drames où la fraternité se nourrit de haine larvée. Deux autres textes complètent ce tableau d’un monde brut et flou, traversé de pulsions, où la parole de Dieu bute sur la vanité des hommes.

La touche de l’immortalité

L’autre volume de Pierre Michon, intitulé Corps du roi, n’est pas moins important. Loin d’une inspiration historique, le recueil plonge dans une thématique contemporaine. C’est une suite de textes qui tiennent du portrait ou du journal intime. Le livre s’ouvre sur une superbe réflexion à propos d’une photographie représentant Samuel Beckett, œil de glace, cigarette collée aux lèvres. Beckett ou le portrait du roi, la littérature personnifiée, magnifique jusque dans les stigmates du visage à « la maigreur céleste ». Appliquée aussi un peu plus loin dans le livre à William Faulkner, la rêverie joue sur les deux corps de l’écrivain. D’un côté le corps mortel, vêtu de défroques, celui qui ira à la charogne. De l’autre, le corps éternel, quasi dynastique, celui que le texte a intronisé. C’est, selon Michon, la touche divine, d’immortalité, lisible dans l’éclat du regard de Beckett ou l’ironie du sourire de Faulkner.

Un voyage en Éthiopie

Corps du roi propose également un délicieux vagabondage littéraire qui épouse la figure d’Emma Bovary, archétype d’une certaine frustration féminine, celle de toujours, prête à déborder. Booz, le dernier rejeton de la lignée d’Abraham, modèle d’un poème fleuve de Victor Hugo, hante aussi Pierre Michon et l’accompagne lors de ses dernières visites à sa mère en train de mourir. Le livre dès lors s’infléchit et prend une tonalité très intime. La même que l’on perçoit dans le texte suivant où l’on retrouve l’auteur en Haute-Ethiopie, venu rendre visite à des amis sur un chantier de fouilles.

Choc des impressions visuelles, du bleu extravagant du ciel aux prairies jonchées d’eucalyptus, du chaos des roches basaltiques au vertige d’un canyon de trois cents mètres de haut. Le voyageur s’enivre de tant d’images avant d’être abordé par une jeune veuve, jolie mais édentée, orpheline au surplus de ses quatre enfants. Dans un précipité de mauvais anglais, elle l’invite chez elle, s’offre comme elle l’a fait déjà souvent sans doute. Et le narrateur de s’esquiver, laissant la glaneuse à son sourire ambigu, lui donnant « autre chose que de l’amour, ce qu’on porte dans la poche arrière des jeans et qui sert à tout ».

Et l’on comprend aussi qu’une part importante de l’esprit du livre tient dans ces quelques mots, la finesse d’un regard, le refus de la facilité. Parce qu’écrire est une expérience intérieure. C’est aussi « devenir un arbre que le vent étreint et berce ».