La Quinzaine littéraire, 1er juin 2009, par Georges Raillard

Pierre Michon et les Représentants

Un livre énigmatique. Le titre, impair, bat en brèche la distribution par douze de nos symboles. D’autres énigmes, sous forme d’extrapolations, d’interpolations, de surimpressions, de substitutions font apparaître la question fondamentale du récit : qu’est-ce que l’Histoire ? Qu’est-ce que l’Art ? Ou, dit de façon plus englobante : qu’est-ce que la Représentation ? Son rôle, ses moyens, son rapport à la réalité.

Les Onze s’ouvre sur un peintre, Tiepolo, il se conclut sur un historien, Michelet. Serait-ce, une fois encore, le rapport de l’écriture à la peinture ? À la fin même du récit les données se trouvent duplices :

« C’est Lascaux, Monsieur. Les forces, les puissances. Les Commissaires.
Et les puissances dans la langue de Michelet s’appellent l’Histoire. »

Voilà ouverte une porte sur ce qui s’appelle l’Histoire quand tous les développements du livre la mettent en doute comme représentation.

On ne saurait se borner à quelques exemples quand l’absent de la représentation – nous, Monsieur – pensait, à la première lecture, (on en fera plusieurs) dresser un catalogue de faits assurés par l’Histoire, et qui ne sont que fictions. Un seul exemple : une ébauche de quelques-uns des représentants réunis au Jeu de Paume. Seules les têtes sont achevées. « Ces têtes esseulées et perchées vous font penser à quelquechose, quelquechose de plus ancien et de moins conjoncturel que des têtes au bout d’une pique comme on l’a trop dit. » Il y a des rêves de Michelet. Des pages aussi qui lui sont attribuées et dont on cherchait en vain la référence précise.

L’Histoire de la Révolution française est fondée sur de petits faits vrais et des grands massacres de la Terreur rouge. Quelqu’un (qui ? là science historique regimbe quand on s’en prend à ses sources), quelqu’un donc a commandé à un peintre célèbre un tableau représentant des personnages révolutionnaires réunis au Jeu de Paume. Le peintre est muni d’un nom, d’une ascendance. Il s’appelle Corentin. Mais ses origines sont, comme celles de Pierre Michon, du côté de la Loire, et non des rives de la Seine – Galerie du Bord de l’eau du Louvre, ou Place de Grève. Le tableau peint par ce Corentin est isolé, triomphant, au bout du Pavillon de Flore.

Si Corentin est fictif pourquoi Michelet ne serait-il pas lui-même fictif quand il rapporte le coup qu’il reçut du tableau quand il le vit pour la première fois ? Choc dont serait sorti le récit qui occupe le chapitre 3 du livre 16 de L’Histoire de la Révolution, mais où on le cherche en vain.

Les détails d’apparence mineure vont se révéler inducteurs de réflexion sur la représentation. Ainsi le fauteuil du paralytique Couthon, l’ami de Robespierre, plusieurs fois cité. Dans l’ébauche du Jeu de Paume par David, peint à l’encre brune, le fauteuil est placé sous une grande fenêtre où sont groupés, mus par le vent, quelques personnages regardant la séance de l’Assemblée comme d’une loge d’un théâtre où la réalité ne serait que spectacle. Sauf que la liste authentique des acteurs donne Maupetit là où nous avons appris à voir Couthon…

L’infirme n’existe guère que par son fauteuil à roues, sa « brouette », et surtout par sa couleur : l’éclat du jaune qui aura pâli au musée où on le cherchera. Jusque-là le jaune, comme tous les jaunes du récit, est éclat solaire, couleur de soufre, blond comme le pain et surtout comme les boucles ou les duvets dorés des jeunes pages. En particulier du blondinet peint par Tiepolo à Wurtzbourg.

La figure de Tiepolo ouvre Les Onze. Celle du page se détache. Le mot jouerait un jeu égal avec la couleur : « Il est blond. » Ce page a plusieurs ascendants dans l’histoire avant d’aboutir à celle conclusion à la suite d’une comparaison récusée avec Véronèse : « C’est un page, c’est le page, ce n’est personne. » Et première amorce du procédé de correspondances, de rencontres, de collages – un scherzo ? – utilisé par Pierre Michon : « Une coutume guère moins douteuse le fait apparaître quarante ans plus tard, haut perché encore sur les grandes fenêtres que le vent visite, parmi les témoins du serment du Jeu de Paume dans l’ébauche qu’en fit David. »

L’historien de l’art Roberto Longhi, qui n’aimait pas Tiepolo, faisait du peintre un militant subversif à qui, durant le « torrent révolutionnaire, il eût été facile, pour un propagandiste aussi disert, d’entrer à visage découvert dans la salle du Jeu de Paume ».

Roberto Calasso cite cette note de Longhi qui fait écho – par anticipation – à la représentation montée par Michon. Voir Tiepolo, comprendre l’Histoire avec Tiepolo c’est ne pas se limiter à la formule banale « avec Tiepolo, une époque était close pour toujours ». La formule valut aussi pour Goya qui est, comme Tiepolo, une figure chère à Michon. Dans « Dieu ne finit pas » (in Maîtres et Serviteurs), le narrateur s’interroge sur les raisons d’une commande faite à Goya. Parmi les plaisirs de la peinture, il rejoint Tiepolo pour qui le ciel fait par Dieu était parfait. Mais pas seulement car ce ciel est une chimère « faite de la prodigieuse conjonction d’une main et d’un petit espace qui serait le monde, et le monde naîtrait de cette main ».

Roberto Calasso a intitulé Le Rose Tiepolo son bel essai, pertinent, sans pesanteur. Le rose est celui de Tiepolo dont Proust cite trois fois le nom dans la Recherche, mais pas une seule œuvre. Tiepolo est une épithète accordée au vêtement d’une femme désirée. Elle en est l’incarnation. C’est une voie, intime, ouverte à la peinture. Mais il en est une autre, chez Tiepolo, sur laquelle insiste Calasso : Celle des scherzi. « Dans les scherzi il n’y a aucun sens obligé, comme il adviendra en revanche pour Les Désastres de la Guerre de Goya. »

Le peintre Corentin recevait cet avertissement de Collot, haute figure de l’histoire de la révolution : « Tu vas donc nous représenter. Prends garde à toi, citoyen peintre, on ne représente pas à la légère les Représentants. »

À la légère… L’italien possède un mot, utilisé par Calasso, qui exprime la langue qui convient au dialogue de l’art et du monde : sprezzatura, la grâce de la diction qui cache l’effort de l’art. Tiepolo possédait la sprezzatura. Michon la possède aussi. Dans ses scherzi de fantaisie, Calasso relève la constitution légère d’un monde qui appartient à l’art et à une histoire. À l’artiste, en premier lieu : « Comme peu d’autres peintres, Tiepolo élabora une iconologie privée et codée qui pouvait se superposer juste dans la mesure indispensable à l’iconologie officielle exigée par ses commanditaires. »

La douzième place de la cène, à sens multiples, n’est pas vide. La ronde, de jeux de couleurs, de formes et de figures, l’investit. Elle est le lieu de grâce, de sprezzatura qui appartient autant à la peinture de Tiepolo qu’à l’écriture de Michon.