Le Bulletin des lettres, août 2009, par François Lagnau

Qui ne connaît le célèbre tableau de Français-Élie Corentin intitulé Les Onze ? Sinon, il faut, toutes affaires cessantes, courir jusqu’au Pavillon de Flore, « dans la chambre terminale du Louvre, le saint des saints, sous la vitre blindée de cinq pouces », où l’on se trouve face à un impressionnant aréopage, celui du Comité de salut public : tous sont présents, Robespierre bien sûr, mais aussi Carnot, Saint-Just, les deux Prieur, Collot d’Herbois le boucher des Brotteaux, et, dans sa chaise de paralytique montée en tricycle, Couthon – pour ne citer qu’eux. Ces hommes sont l’Histoire mise en scène, les Représentants (du Peuple)… représentés, de façon à donner un sens à la suite des événements quels qu’ils soient : leurs postures peuvent justifier tout à la fois « la mise à mort ou l’apothéose » du plus fameux d’entre eux, Robespierre ; car derrière une sorte d’unanimité de façade se cachent des luttes qui font de ce Comité tout sauf une expression réelle de la volonté du peuple qu’ils sont censés incarner. L’Histoire mise en scène, mais aussi mise en cène : car avec la présence, sur cette table, de pains de quatre livres et d’un vin de Clamart, ces onze évoquent immanquablement, même s’ils posent debout et non assis, une nouvelle sorte de cène, républicaine celle-là. Ce tableau magistral fit grande impression sur le jeune Michelet, qui le détestait autant qu’il l’admirait, le tenant pour une cène truquée : il masquait selon lui « le retour du tyran global qui se donne pour le peuple ». Et que sait-on de l’auteur du tableau ? Michon retrace la biographie de ce Corentin, originaire de Combleux, sur les bords de Loire et raconte comment, dans le plus grand secret, il fut tiré du lit, une nuit de janvier 1795 (pardon, de « nivôse an II »), pour être conduit à l’église Nicolas (ci-devant St-Nicolas-des-Champs), c’est-à-dire aux Jacobins, et s’y vair proposer d’« honorer une commande ». J’arrête là : tout est vrai puisque… tout est inventé. Après sept ans de « silence », Pierre Michon emmène le lecteur dans une fiction littéraire à laquelle il a commencé à travailler voici une quinzaine d’années. Ses qualités de styliste donnent vie à un homme et à une œuvre totalement imaginaires, dans un roman qui lui permet une puissante réflexion sur le cours de l’Histoire et sa représentation esthétique.