Le Figaro, 19 décembre 2002, par Patrick Grainville

Les éclats du sacré

L’auteur de Vies minuscules revient avec deux livres Abbés et Corps du roi, prix Décembre 2002.

Dans la jungle de nos lettres, on cerne une tribu austère à laquelle appartiendraient, si l’on y tient, François Bon, Pascal Quignard, Pierre Bergounioux et Pierre Michon ! Ils sont opposés en tout à certains minimalistes des Éditions de Minuit, plus dandys, plus flegmatiques, plus pop art et parodiques. Un clan rugueux donc, qui fuit le second degré, le premier étant, à leurs yeux, infini, inextricable. Pierre Michon incarne bien l’âme de cette harde de moines bûcherons. Gros lecteurs, hommes de citations, de médiations, de ruminations. Plus raides, moins ludiques que leurs confrères oiseleurs et souples, moins urbains. Mais concrets, rustiques, sensoriels, parfois charnels comme Michon. Moins suaves qu’Échenoz et Toussaint, par exemple… Ces derniers possèdent l’élégance et la grâce des séducteurs sceptiques, les autres sont des laboureurs secs et coriaces qu’inspire une ferveur secrète. Deux races ! Bon, c’est un raccourci !

Michon est l’écrivain des Vies minuscules où il auréolait des misérables. Il y a de l’argile chez lui et du nimbe. Il nous propose Corps du roi et Abbés, deux livres reliés par le sang. Corps du roi interroge des photographies célèbres de Beckett et de Faulkner mais aussi la légende de Flaubert. Qu’est-ce qu’un écrivain ? Un grand écrivain ! Un corps glorieux, une icône, l’or du Verbe… Et l’autre corps de chair, de boue qui n’est pas toujours à la hauteur. Sauf chez Beckett, pur et populaire, sculpté sur l’os, acéré, bleu, On est jaloux ! Le cas Faulkner photographié, par James R. Cofield est plus retors. Un mec nous toise, en tweed, cigarette à la main, bras croisés. « Jeune imperator et farmer », nous dit Michon, qui pointe ici une de ses notions phares : le mélange. Portrait de crapule triviale et intraitable, d’alcoolique exaspéré, lucide, qui nous a bien sondés. Michon se régale de ces contradictions.

C’est l’écrivain de nos magmas, de nos lumières et de nos fanges. Sa vision généalogique de l’auteur du Bruit et la Fureur nous le révèle écrasé par on ne sait quel éléphant intérieur, aïeul guerrier et glorieux dont il serait le branchon dégénéré. Oui, les écrivains sont aux prises avec les pères, les corps des rois, qu’il faut tuer. Fascinés par d’impossibles, de monstrueuses filiations. L’icône subjugue leur chair, leur écriture qui rêvent d’éclore. Je ne vous expliquerai pas comment. Michon résume l’impasse faulknérienne par la formule suivante : « N’être pas l’aïeul fondateur et ne pouvoir toucher la culotte de la sœur. » N’empêche que de ce tiraillement concret naîtront le bruit, le chaos, les touffeurs, les transes du Sud. Flaubert, lui aussi, est surplombé par tout le poids de l’idole : Hugo ! Comment faire un Flaubert quand Bouilhet et Du Camp, ses deux amis, décrètent que La Tentation de saint Antoine est nulle ! Comment devenir roi ? Par la folie du culte qu’il voue à l’art. Cette ferveur entêtée, farouche, naïve, caustique dont Michon nous dit qu’elle nous « serre le cœur ». La littérature serre le cœur. C’est une des définitions pathétiques de l’auteur de Corps du roi. Homme de passion, de prière, de chant, de compassion, de chair qui ne cesse de lire partout, dans des colloques, à haute voix, et par-dessus tout, devant le corps de sa mère morte, je vous le donne en mille, frères de peu de foi, qui lit Booz endormi, oui, de Hugo ! De quoi faire ricaner plus d’un malin ! … Un homme qui aime Hugo à ce point est rare et fiable ! Il sent la pâte du monde et des germinations. Il y a du cosmique en lui et du gueux. C’est Quasimodo qui porte sur sa bosse Notre-Dame de Paris. C’est la Bible dans les bras du bagne. Du coup, j’ai relu Booz. Bien sûr, encore une histoire d’arbre et de généalogie menacée, de meurtrissure miraculeuse. Car il y a du sacré chez Michon. Il en pince pour l’incarnation, le Christ, toutes les tribulations, le vaste feuilleton vivant, enluminé, puissant. Il souffle ! Booz, encore lui, l’entraîne dans la campagne de son enfance où il célèbre l’épopée des moissonneuses-batteuses, en août, et ça ferraille : C’est Breughel qui recommence. La bataille du grain. Les granges et les étreintes franches. Les goujats dans la valse des ventres illuminés. C’est rude, Michon, et dru ! Une grande femme finit toujours par s’ouvrir dans l’herbe et la foudre. Pas de chichis. Hugo ! Totor ! Mammouth ! Abbés, c’est tout pareil, des fresques de moines fondateurs affrontant des marais, plantant des sanctuaires sur des carcasses et des relents de poissons.

Des histoires de sangliers colossaux, surnaturels, animés par le diable et le Bon Dieu qui sont tout un. Indémêlables, le cuir enfourché par les anges. C’est le vrai de la sarabande. Âpre et ardent. Tout cela emporté par une promesse de rédemption palpitante et robuste !