Le Monde, 15 novembre 2002, par Jean-Luc Douin

Pierre Michon, en obliques

Faulkner est son dieu, Rimbaud son jumeau noir. La quête d’un père absent hante l’œuvre de ce perfectionniste prompt à peindre les anonymes en saints, habité par l’imagerie médiévale, obsédé par l’oraison et le blasphème, la chair, le désir, les corps embrasés.

À ceux, qui, refrain lancinant, demandent s’il y a encore de grands écrivains en France, on citera celui-ci, exemple maudit : car Pierre Michon, jusqu’à l’attribution du prix Décembre, mardi 5 novembre (Le Monde du 7 novembre), courait toujours derrière un signe tangible de reconnaissance. Il semblait que sa réputation le condamnait au mépris des distributeurs de récompenses. Survivant grâce à la fidélité de son éditeur Gérard Bobillier (Verdier) et à quelques bourses et commandes, ce perfectionniste, qui rechigne à publier des textes n’ayant pas eu le temps d’enrichir leur saveur dans sa cave, a fêté dignement ce petit sacre automnal en mélangeant blancs et rouges d’un breuvage au double impact d’acide et de baume, avant d’aller dormir « comme dans la chanson dort l’assassin ivre du poème de Baudelaire ».

Les deux titres qui lui valent ce prix longtemps attendu symbolisent une œuvre que l’on a qualifiée d’« autobiographie oblique » : Corps du roi se décline en hommages à Beckett (qui a les « traits mélangés de saint François et de Gary Cooper »), Flaubert (« notre père en misère »), Faulkner (icône à gueule de bois), ainsi qu’à la mère de Pierre Michon (à laquelle il récite la Ballade des pendus tandis qu’elle agonise) et à sa fille (père à 53 ans, il fête cette naissance en récitant Booz endormi, de Victor Hugo). Abbés plonge dans le Xe siècle barbare. D’abord sur les traces de cet évêque qui « prend feu » en voyant une femme qui « donne avec sa main ouverte » et la fait, complice, crier « comme une mouette ». Puis sur celles de ces chasseurs de sanglier qui éventrent la bête, l’éviscèrent.

Tout Michon est là : dans le culte d’écrivains adulés que leur photographie rend palpable ; cette autopsie du double corps des rois, l’un éternel, dynastique, que le texte « intronise et sacre », l’autre «  mortel, fonctionnel, relatif, la défroque, qui va à la charogne » ; la dévotion pour une littérature qui profère « des sons de feuille, de gong, d’avalanches » surplombe l’humanité ; et pour une poésie de « rimes embrassées, corps embrasés » dont la seule fonction, à ses yeux, est de rassurer le cadavre et assurer l’enfant sur ses jambes ; la permanence de la femme désirable, « verticale sans frein de l’éclair » ; l’intuition que la proie animale est peut-être « la part fauve » d’un saint, « cette part de l’âme hérissée de soies dures et garnie de limes qui bouge au-dedans de chacun et grogne ».

Né en 1945 dans la Creuse, fils d’un couple d’instituteurs, abandonné par son père à l’âge de 2 ans, Pierre Michon dépeint son passé d’avant l’écriture comme une « vie triste, de pauvreté, d’absence au monde ». Il a gratté la guitare dans un groupe rock à 16 ans, joué son rôle de militant gauchiste en 68, « une utopie vécue, et enterrée rapidement. Notre idéal révolutionnaire s’est volatilisé. Parce qu’il n’y a pas de relais dans les jeunes générations. Personne, aujourd’hui, ne cherche à nous rafraîchir la mémoire. On a eu l’impression de traîner un boulet dont il fallait se débarrasser. Désormais, je suis à la fois mutant et mutin. Je me sers de tous les instruments du progrès, mais je n’y vois qu’un confort matériel. »

Il y eut, brièvement, après 68, la tentation du terrorisme : « Si j’étais tombé sur Jean-Marc Rouillan, je n’aurais pas eu de raison pour ne pas le suivre. » Mais ce fut le théâtre. La troupe Kersaki, menée par Alain Françon, qui faisait de l’agit’prop en usines. Puis l’idylle avec celle qu’en hommage à Pierrot le fou de Jean-Luc Godard il a nommée Marianne dans ses textes, Marianne qu’il jetait « sur le plancher blond que cuisait la torpeur des jours » et dont les cuisses « prenaient les teintes d’un de ces Renoir où le modelé mauve des chairs surgit plus nu de s’ombrer d’or, de blé pourpre ». Après les heures obscures de Clermont-Ferrand, à attendre « qu’un bel ange byzantin me tendît la plume fertile arrachée à ses rémiges », ce fut Paris, « où j’allais mendier du ciel une seconde chance », deux années « vociférantes », inscrit aux langues O’, abonné aux barbituriques, « maniaque attablé devant ses feuilles vierges », avec la conscience d’être un raté.

À 38 ans, « dans un sursaut de volonté » , alors qu’il est « en voie de clochardisation », Pierre Michon écrit Vies minuscules (Gallimard), « pour sauver [sa] peau ». Son chef-d’œuvre. Fulgurant. « J’ai senti, dans mon corps, que ma vie se renversait. Ce livre, accouché dans un sentiment de délivrance et de joie inexprimables, m’a sauvé plus efficacement que mes analyses avortées. Les suivants ne sont que des notes en bas de page, des gloses, des chambres d’écho. » Dans ces huit portraits balisant une généalogie douloureuse, il puise dans l’humble peuple de la Creuse des figures qu’il rend légendaires, ressuscite des existences misérables, transforme des anonymes en héros. Après la parenthèse Rimbaud le fils (Gallimard), cette rageuse tentative de capturer l’ombre d’un père absent via le natif de Charleville promu jumeau noir, modèle et rival, Michon entame une série de petites biographies décalées, des portraits de peintres vus par un témoin médiocre, oublié, réinventé. C’est Van Gogh revisité par le facteur Roulin, ivrogne et républicain, ce « petit personnage hésitant toujours entre le Père céleste et la bouteille d’ici-bas », et aussi Le Lorrain, Goya ou Watteau approchés par des laissés-pour-compte, des sous-fifres aux rêves avortés, aux illusions déchues. Il avoue, lui qui dans les années 1980, écrivit des textes pornographiques brûlés depuis, que son texte sur Watteau est un autoportrait, sa façon de dire l’inavouable, de donner à voir « le recto, la peinture scélérate et extasiée », ce qui a trait au sexuel. William Faulkner est son autre alter ego, celui qui lui donna l’audace de « mettre en marche un petit homme incertain », celui qu’il aime parce qu’il était pochard, qu’il « souhaitait passer pour Shakespeare et passait pour Charlot », et que, de son arrière-campagne de ploucs, il lança « une prose plus que bostonienne ».

Fasciné par les hommes de Dieu, Michon, dit « Pierrot », comme l’anar de Godard avec lequel il partage le désir vain de représenter l’inaccessible, l’infini de la chair, de l’orgasme, du divin, comme le Gilles de Watteau ou la sombre créature du Septième Sceau de Bergman, qui maquillent la mort, « sous le masque d’un clown blanc », oscille entre le saint et le minable, l’oraison et le blasphème, l’irrévérence et la vénération. «  Chacun de nous, dit-il, met en scène sa vie sous des oripeaux culturels. Chez moi, ce qui marche le mieux, c’est l’oripeau du christianisme ». Ce « théologien athée » use du vocabulaire religieux dans une prose désespérée, nourrie de colère et charité, férue d’apparitions, mystiques ou sauvages : le fantôme d’une petite sœur morte, ou la buraliste de La Grande Beune, qui révèle en lui « quelque chose de plaintif, de puissant comme le cri interminable mais coupé net, modulé, plein de larmes et d’invincible désir ».

Il se voit en Snoopy. Rêve de Fausto Coppi. Se documente sur la Chine. Ses amis se disent éblouis par sa boulimie de documentation, sa façon d’« incarner » les textes quand il les lit, son humanité extrême.

Bertrand Hirsch, un historien qui l’invita jadis à Harrar, en Éthiopie, sur les lieux de Rimbaud, souligne combien Michon sidère les spécialistes de l’époque médiévale par sa « puissance d’évocation du monde des seigneurs et des gueux ». Il y a en effet du Georges Duby chez cet écrivain qu’attire l’imaginaire du Moyen Âge : « Les ors, les os, les femmes, tout ce qui brille dans le noir, les bêtes qui grognent dans la nuit, l’heure où la jouissance la plus débridée se donne cours », surenchérit Michon.

Alain Madeleine-Perdrillat, qui travaille aux Musées nationaux, est captivé, lui, par sa faculté à retrouver l’humain dans la peinture, transformer tous ses portraits d’hommes illustres ou anonymes en « vies de saints ». Mais parlez à Michon de « compassion », il brandit la phrase d’un poète tchouvache : « À la fin des fins, ce qu’on appelle le peuple n’est que la souffrance de ma mère ». Demandez-lui s’il est préoccupé par le péché, la réponse fuse : « Jamais ! Le péché, c’était faire souffrir ma mère ! Elle est morte, donc il n’y a plus de péché ! »