Le Nouvel Observateur, 14 mai 2009, par Didier Jacob
Un entretien avec Pierre Michon : C’est la Terreur !
Entretien avec Pierre Michon. Propos recueillis par Didier Jacob.
Dans un récit prodigieux, Les Onze, l’écrivain raconte la Révolution de 1793, vue par un peintre chargé d’exécuter le portrait du Comité de salut public. Explications.
Le Nouvel Observateur : Les Onze est un livre que vous aviez commencé il y a longtemps sans jamais l’achever. Pourquoi ?
J’ai écrit les trois premiers chapitres de la première partie en 1993. Je voulais marquer le coup de la Terreur, puisque tout le monde avait célébré la Révolution de 1789. Mais, arrivé à la fin du troisième chapitre, j’étais gavé, j’avais dit tout ce que j’avais à dire. Je pensais ne jamais le publier, puisque ça ne suffisait pas, mais ça m’était égal.
Qu’est-ce qui vous a poussé à terminer le livre ?
Il y a un an, Bob [Gérard Bobillier, directeur de Verdier] me dit : « Cette histoire des Onze, il faudrait qu’on la règle. Tu vas nous faire un petit truc. » J’ai dit d’accord. Aussi sec, j’ai écrit le quatrième chapitre, toujours dans la coloration Ancien Régime de la première partie. Et j’ai tâté le terrain pour une seconde partie, mais je n’y suis pas arrivé. C’était la scène de la commande. [Le banquier Proli demande au peintre Corentin de représenter les onze membres du Comité de salut public.] Il y a une phrase que dit Proli à Corentin, qui était : « Veux-tu honorer une commande, citoyen peintre ? » Ça ne marchait pas. Alors que « Tu veux honorer une commande, citoyen peintre ? », là, oui. Là, ça y était.
Tout est venu d’un coup ?
Oui. C’était en octobre dernier. J’ai eu le sentiment de me rebrancher sur le texte que j’avais écrit quinze ans avant.
Vous racontez l’histoire d’un tableau imaginaire, exécuté par un peintre imaginaire. Mais le tour de force est que ce tableau, en lisant votre livre, on le voit. Comme s’il existait, comme si on pouvait encore l’admirer au Louvre, dans la salle où vous dites qu’il est exposé.
La vérité, c’est que j’ai du mal à dire que le tableau est imaginaire. Parce que maintenant que je l’ai inventé, je me dis qu’il manquait à la Révolution. Quand j’ai pensé ce texte, je m’en souviens, c’était à Orléans, pendant l’hiver 1993, il était 6 heures du soir. J’étais en train de lire des choses sur Tiepolo. Je me suis dit pourquoi un peintre de l’ancienne école, c’est-à-dire un Fragonard mais en plus puissant, n’aurait pas fait un tableau génial sur la Révolution, plutôt que de la laisser à David et aux néoclassiques, à l’esprit nouveau, à l’esprit républicain ? Et ce tableau, d’un type qui aurait travaillé même avec Tiepolo, je me suis demandé ce qu’il aurait pu représenter. Des hommes de pouvoir. J’ai pensé au Richelieu de Champaigne, à des tableaux d’hommes debout. Je me suis saisi aussitôt d’un livre où il y avait les noms des membres du Comité de salut public, et je les ai notés dans l’ordre Billaud, Carnot, Prieur, Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André. Ça faisait onze pieds. C’est cette scansion qui a fait le tableau.
La Révolution, ça fait partie de vous ?
C’est une de mes passions, très ancienne, qui vient d’un jour où je regardais avec ma grand-mère un livre d’histoire pour les enfants. Il y avait Louis XVI devant l’échafaud. J’ai éprouvé devant cette image, devant cette vision du meurtre du père, une sensation de honte et de joie à la fois. C’est pourquoi la Révolution est presque pour moi un événement familial. Je me souviens aussi de notre professeur d’histoire qui jouait tous les acteurs de la Révolution : Danton, Robespierre…
Ce qui exerce pour vous un très grand attrait, c’est aussi le sacré de la langue, qui n’a jamais été aussi fiévreuse que pendant cette période.
Ils étaient tous des écrivains en puissance. Ils avaient une vocation d’écrivain. Ils ont réintroduit sans nuance tout le discours romain politique, la grande rhétorique politique. Et il y avait une invention lexicale extraordinaire. Oui, ce furent de grands créateurs de langue. Ils ont élaboré une très forte langue de bois. Qui n’est pas née de rien. Elle vient des grands mystiques, Pascal, par exemple. Je pense à cette phrase de Saint-Just qui est une merveille : « Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle. »
Langue de bois, langue de mort…
Faite pour la mort. Tout comme dans la tragédie. À quoi sert le beau discours de Racine sinon pour introduire à la mort protagonistes ?
Ce que vous montrez bien, c’est que les révolutionnaires n’étaient pas dans un état normal.
Ils n’ont pas dormi pendant des mois. Les couches étaient toutes prêtes pour s’affaler dans les antichambres des comités. Beaucoup n’ont pas dessoûlé. Carrier n’a pas dessoûlé pendant tout le temps où il était à Nantes. C’était une période d’ivresse invraisemblable.
Et vous concluez, coup de théâtre, sur Lascaux. Qu’est-ce que vous voulez dire.
Que tout grand portrait de la peinture occidentale est toujours un portrait des dieux. Hegel le dit dans son Esthétique, et je crois que c’est vrai : « L’art sert à représenter Dieu. » C’est ce qui manque à David. Quand il peint la Révolution, il ne représente pas des dieux mais des parlementaires. Quand il peint Mars et Vénus, c’est un garçon coiffeur et une coiffeuse. Ça ne marche pas. David était incapable de voir dans l’humain la ressemblance de Dieu, que les grands portraitistes, Vélasquez, Rembrandt, reconnaissent toujours.
Lascaux, la Terreur, même combat ?
Vous savez comment j’ai eu l’idée de cette fin ? J’emmène ma fille faire du poney et, voyant les chevaux dans leurs stalles, j’en compte onze ; je me dis : voilà.
Vous les comprenez, ces membres du Comité ? Ces Onze, ces tueurs ?
Oui. Ce sont des gens qui s’adoraient et qui se flinguaient. Comme si la dernière amitié, c’était de s’envoyer à la guillotine. Robespierre était au même niveau que Danton, que Desmoulins. Robespierre a été témoin au mariage de Desmoulins. C’étaient des frères. Et l’entre-tuerie était d’autant plus forte qu’ils étaient frères. Ils étaient dans la démesure absolue, dans l’hybris grecque. Ils étaient dans la transe, la transe du discours, chauffés à mort. La mort n’était plus qu’un accident. Oui, je les comprends, je les absous et je les admire.
On peut lire une version plus longue de cet entretien, datée du 14 mai 2009, sur le blog de Didier Jacob, Rebuts de presse.