L’Humanité, 21 novembre 2002, par Jean-Claude Lebrun

Pierre Michon, le grand retour

En 1996 et 1997, Pierre Michon nous avait donné consécutivement quatre livres. Depuis, on le savait au travail et l’on attendait non sans une certaine impatience de pouvoir lire à nouveau cette sorte d’oiseau rare de la littérature française, dont la renommée paraît s’établir en proportion inverse de sa parcimonie à publier. L’attente n’aura pas été vaine : deux ouvrages, une fois encore remarquables, Corps du roi et Abbés, viennent aujourd’hui la récompenser. On y retrouve le Michon évoqué récemment par Pierre Bergounioux, « tourné vers l’arrière, fasciné par la légende et les hautes époques ». Et travaillant la langue à la façon des vitraux, en éclats et miroitements.

Des deux livres, il serait certainement judicieux de commencer par Abbés. Non parce qu’il s’agit du plus mince, mais parce que l’écrivain y compose le récit magnifique d’une communauté d’humains, aux alentours de l’an mille, qui firent surgir des marais et des vasières, en Vendée, l’abbaye de Saint-Michel-en-l’Herm. Très exactement le territoire sur lequel une dilection pousse Pierre Michon à se mouvoir. À l’intersection du temporel et du spirituel, du réel et du merveilleux, de la barbarie et de l’élévation humaines. Comme s’il était fasciné par ces temps d’hésitation primitive, de confusion et de chaos. Quand le paganisme et le christianisme ne se sont pas encore démêlés. Quand la vie se présente comme un composé de fureur et de bruit, de grâce et de silence. À partir d’un document du milieu du XIXe siècle, la Statistique générale de la Vendée, Pierre Michon remonte à la chronique tenue par un scribe prénommé Pierre, qui s’était trouvé être aussi l’un des protagonistes de l’affaire. Le récit s’abreuve à cette source, mais s’en émancipe aussitôt, pour donner à tout cela une manière de dimension shakespearienne et plonger dans les exaspérations et les folies des corps et des âmes. En fait, le travail d’un auteur du XXIe siècle, qui désigne ces zones troubles des êtres comme le champ d’action spécifiquement dévolu à la littérature, trop longtemps tenu occulté par l’obligation de réalisme, face au développement médiocre des autres domaines de la renaissance.

C’est aussi l’exact moment où la légende opère un basculement, se transmue, devient histoire. Une dent, dérobée sur une relique de saint Jean-Baptiste et enfouie près de l’abbaye, consacre celle-ci et élève ses moines à une nouvelle dignité. Les porte, par sa seule présence, au-dessus d’eux-mêmes. Transcende leur posture et leur parole. Mais la relique était fausse, la dent celle d’un mort anonyme. On la jette dans les eaux des vasières. Pourtant une histoire sur ce mensonge s’est enclenchée. Un passage a eu lieu, du temps légendaire au temps historique, dont Pierre Michon évoque en grand artiste, de son écriture miroitante, le moment. Corps du roi continue Abbés. Ou plutôt fait sortir de l’implicite, ou de l’informulé, la réflexion qui y circule en creux. Il part d’une photo de Samuel Beckett, prise en 1961, et remonte jusqu’à une autre photo, prise dans l’état du Mississippi en 1931 : le portrait célèbre de Faulkner, en manteau, bras curieusement croisés, sans l’ombre d’un naturel. Deux défroques charnelles et mortelles en lesquelles est venue s’incarner une figure éternelle, l’être défiant le temps de l’écrivain. Cinq récits composent cet autre volume, dans lequel Michon s’attarde un moment aussi auprès de Flaubert, le jour de 1852 où celui-ci vient d’achever la première partie de Madame Bovary. Le visage éternel de l’écrivain est venu désormais se plaquer, se souder, sur un visage de chair : « Pour sérieusement appeler littérature sa propre parole, il faut se coudre le masque à pleine figure, sans anesthésie », commente et affirme Michon, dans une image à la fois éblouissante et terrible. Il ne s’agit pas là de quelque idéalisme joliment dit, mais de cette épreuve qu’il faut endurer, lorsque celui qui écrit se trouve littéralement investi et traversé par cette chose plus grande que lui, quelque fois même trop grande, pour qu’il puisse envisager d’en réchapper. Voir Rimbaud, par exemple. L’on ne saurait en l’espèce oublier que Pierre Michon est l’auteur d’un Rimbaud le fils, paru il y a dix ans de cela. Une incontestable continuité dans la réflexion. La suggestion d’une douleur aussi qui, peut-être explique cette production à faible débit. Onze livres de dimensions réduites depuis 1984 et la première publication, les Vies minuscules, en lesquelles un programme, sans qu’on pût alors le pressentir, déjà se profilait.

Issu, ainsi que Pierre Bergounioux et Richard Millet, du fameux « désert central », Pierre Michon en porte pareillement les stigmates. Notamment cette sensation de gel, d’engourdissement, d’immobilité enclose, dont les uns et les autres se trouvent être les ultimes héritiers, et qui n’a pu devenir supportable, du moins tolérable, qu’en chargeant l’écriture de s’y affronter. Pour en extraire du sens, comme chez Bergounioux et Millet. Pour au contraire se retourner et s’aventurer vers des horizons anciens, gros peut-être de possibles qui n’advinrent pas, comme chez Pierre Michon. « Voilà pourquoi j’aime l’art, nous dit-il, on y assouvit tout, on y fait tout, on est à la fois son roi et son peuple, actif et passif, victime et prêtre. » À méditer. Pierre Michon signe en tout cas ici son fulgurant retour.