L’Indépendant, 3 novembre 2002, par Serge Bonnery
Pierre Michon poursuit son exploration du genre humain
Deux nouveaux livres de Pierre Michon paraissent ce mois-ci chez l’éditeur Verdier, de Lagrasse. Deux merveilles où là langue se fait, sous la plume de l’écrivain, plus pure, plus charnelle. Juste pour « redonner un sens au mot de la tribu ».
Avec Abbés et Corps du roi, ses deux derniers livres qui paraissent simultanément en ce mois d’octobre aux éditions Verdier, de Lagrasse, Pierre Michon poursuit son exploration méticuleuse du genre humain. Ses lecteurs assidus avaient déjà savouré dans Vie de Joseph Roulin, Maîtres et serviteurs ou encore les Mythologies d’hiver, tous titres parus également chez Verdier, la forme concise d’une littérature qui ne s’embarrasse pas de principes.
Pierre Michon, c’est aussi Rimbaud le fils chez Gallimard, qui vaut toutes les exégèses sur le poète de Charleville. Car Michon est lecteur comme il est auteur. Il vit ce qu’il lit. Il le sent. Ceci dit, pour camper l’homme en son décor.
Pierre Michon maître de la forme brève, dont l’écriture est une des rares, aujourd’hui, à se rendre, par le plus court (et le plus sûr) chemin, vers ces rivages où l’essentiel demeure : tel est bien l’homme, devant nous, dans la posture de celui qui se méfie en permanence du bavardage, qui sans doute gomme et rature ses pages plus qu’il ne les surcharge. Ainsi l’avons-nous toujours perçu et tel le retrouvons-nous encore, fidèle à lui-même, à la lecture de ces deux petites merveilles que sontAbbés et Corps du roi dans lesquelles le discours, une nouvelle fois, s’efface devant l’évidence du dire.
Car il y a un dire évident chez Michon que l’écrivain ne saisit que pour le maintenir dans sa pureté. Le jaillissement pris à sa source, avant sa dissolution dans le rien.
Dans le rôle du passeur. Chaque page de Pierre Michon est ainsi un modèle de composition littéraire où tout est exigé de la langue : la justesse, le rythme, la musique, le souffle.
Ainsi dans Abbés. Le livre rassemble trois chroniques qui s’ouvrent toutes par un même : « je tiens… », comme si l’auteur s’était ici volontairement astreint au seul rôle du passeur. Un passeur de mots, d’histoires, comme l’étaient les conteurs dans l’oralité de jadis.
Pierre Michon tient un fil. Il le déroule avec minutie dans trois textes où il est question de fondations d’abbayes. Et ces histoires, l’écrivain les articule toutes autour d’un aphorisme qui revient comme une antienne : « Toutes choses sont muables et proches de l’incertain. »
C’est dans cette fragilité-là que Michon habite. Sur ces territoires, il observe moins le réel que les signes qu’il recèle. Moins le temps que ses rituels. Avec une prédilection pour le mystère, celui qui, par définition, ne sera jamais dévoilé et que le lecteur doit accepter comme un don quand il est une chance, pour l’écrivain, d’échapper au déluge de l’abondance verbale.
Une écriture subversive. Pétrie dans la glaise de l’origine, la prose de Pierre Michon est matière. Elle touche au corps. Aux corps. Elle devient le (ou les) corps.
C’est une écriture subversive par sa capacité à rejeter toute forme de discours. Cette prose là est résolument charnelle. Elle se déploie dans l’espace pour l’occuper en son entier.
Les marais que l’on assèche en piétinant la terre, dans le premier des trois récits ici rassemblés, font penser à l’obligation de reconquête face à laquelle l’écrivain qui réfléchit un tant soit peu à sa tâche est placé. De quoi s’agit-il, précisément, pour lui, sinon retrouver la parole perdue ?
En prenant acte de ces « choses muables et proches de l’incertain », sans chercher à les détourner mais en leur faisant simplement accueil en sa langue, Pierre Michon se pose comme l’un des écrivains majeurs de notre temps. Un temps de grande lâcheté envers le sens des mots où la tâche de l’écrivain trouve, enfin, toute sa justification.