Ouest France, 15 octobre 2002, par Daniel Morvan

Pierre Michon, le texte qui tue

Pierre Michon, qui vit à Nantes, est l’un des plus grands prosateurs français. Son œuvre dense, tendue, profondément originale, s’enrichit de deux nouveaux textes.

Pierre Michon, enfin : ainsi est-il convenu de saluer l’ouvrage nouveau d’un auteur rare. Et, aujourd’hui que la forme brève n’est plus signe de manque d’inspiration, Michon pourrait presque être à la mode, avec ses textes elliptiques et chargés de matière sonore, saturés de rythme (peut-on encore parler de prose ?), fertiles en surprises incessantes.

Laissant ses lecteurs en état de manque chronique, Michon calme les affamés en lâchant de loin en loin une poignée d’étincelles. Une écriture hors norme, qui pulvérise les routines textuelles et les scansions molles, d’une perfection classique, chamanique, inspirée, travaillée au pèse-nerfs : « le texte qui tue, la prose parfaite » comme il le dit à propos de Flaubert.

Le corps de l’écrivain

Pierre Michon offre dans Corps du roi une série de variations sur l’image de l’écrivain. Sur la manière dont la « royauté littéraire » s’installe dans une enveloppe charnelle et devient par exemple Samuel Beckett, alias « la littérature en personne. » Cette réflexion sur le double « je » de l’écrivain, Pierre Michon l’applique aussi à Flaubert, prototype du corps inemployé, à la photo de Faulkner, « jeune dipsomane cultivé d’un mètre soixante-trois » qui « a inventé une prose en forme de bulldozer dans laquelle Dieu sans trêve se répète ».

Et à lui-même, Pierre Michon, né le 28 mars 1945, aux Cards, dans la Creuse, vivant à Nantes. Il nous raconte, zygomatiques verrouillés, comment il est devenu roi : en s’incarnant dans le Booz endormi de Victor Hugo. Ce poème dit l’histoire d’une jeune glaneuse qui, profitant du sommeil du vieux Booz, relance la lignée d’Abraham jusqu’à l’Incarnation. Poème totémique que Michon lira, comme une prière, pour accueillir la naissance de sa fille. Ces quatre-vingt-huit vers qu’il connaît depuis l’enfance en contiennent les souvenirs, les moissons, les « tablées bibliques », le puissant érotisme des granges, Fragments autobiographiques avec bruits de courroies et mugissements de batteuses, insérés dans le vitrail des figures illustres.

Ironie de l’incarnation : enivrée de sublime, elle choit à ras de bitume et se contemple au ciel, qui est « un grand homme ». La narration hallucinée (qui nous a conduits du lit de mort de la dédicataire des Vies Minuscules en Haute-Éthiopie, puis à Mourioux, puis à la Très Grande Bibliothèque de France) se noie glorieusement dans le pathétique : papa Booz aux mains baladeuses (ah, les barmaids !) est éjecté d’un restaurant, après une lecture hugolienne. Les yeux dans les étoiles, voici le moissonneur dans le caniveau, ivre d’avoir lu Booz, emboozé.

Les abbés de l’an mil

Dans l’autre livre que publie Pierre Michon, il s’agit à nouveau de faire apparaître, par le texte, une transfiguration. Des grands écrivains aux abbés fondateurs de l’an mil, c’est un même travail d’élaboration du sacré qui est à l’œuvre, à travers l’errement perpétuel, l’illusion, voire le crime. En trois textes, Abbés dit la trop grande confiance dans les signes en répétant : « toutes choses sont muables et proches de l’incertain ». Ses trois Abbés sont des laboureurs de l’élémentaire, chargés de démêler le Tohu et le Bohu, l’eau et la terre indifférenciées des salines vendéennes. Michon s’en réfère aux âmes et part d’un fonds historique, une manière comme une autre d’inventer des fictions. Il interroge les anciennes chroniques de l’édification d’une abbaye, reconstruit une légende avec des charrues guerrières, des scènes de chasse, des accouplements fulgurants, puis, dans une seconde histoire, un sanglier, porc fauve et divin dont la dépouille ceint les reins d’une femme. Troisième histoire, grinçante, arrachée encore aux arides Chroniques : l’adoration égarée de l’os, des reliques. « Théodelin prestement ouvre la mâchoire du mort, saisit une dent du fond qui ne tient pas bien, l’arrache, la cache dans sa propre bouche. » C’est la molaire du décapité de Salomé, et contre cette dent le troisième abbé en gardera une.