Reflets DNA, 6 juin 2009, par Veneranda Paladino
Michon vient quand il veut
Sa dernière visite remonte au printemps 2007, depuis Pierre Michon a publié Les Onze. Dans la lumière de Tiepolo il réincarne le Comité de salut public et dépeint la cène révolutionnaire.
Pas moins de deux rencontres, consécutives, dans deux librairies strasbourgeoises. Œuvre admirée, et son auteur encensé faisant l’objet de tant de déférence et/ou de convoitise. Objet cultu(r)el si pétrifié qu’il en devient pétrifiant ? Au lecteur d’apprécier, il ne devrait pas bouder son plaisir en savourant ces deux rendez-vous, promesse de conversations intimes avec Pierre Michon.
À partir de Vies minuscules, son nom dépassa le petit cercle d’initiés et l’homme, alors proche de la quarantaine, s’engagea sur des chemins littéraires qui arpentent histoire et espace, enlaçant aussi bien le théâtre que la peinture. Dans Le roi vient quand il veut : propos sur la littérature (textes réunis et édités par Agnés Castiglione), Pierre Mïchon évoquait les souvenirs et les lectures qui l’ont constitué : « le panthéon aztèque et la chasse à Dieu dans Moby Dick, le « petit roman de 30 pages » de Lautréamont et le rasoir d’un théologien anglais, une écoute enfantine de Salammbô qui est ma scène primitive, des lieux et des noms. Melville et Faulkner, Beckett y voyagent parmi des toponymes limousins, Mes morts bavards, Flaubert, Rimbaud et Villon, Giono et Borges, Hugo y fréquentent des prolétaires morts sans discours. »
Aujourd’hui, après un long temps de macération, Les Onze viennent de paraître chez Verdier. Tout y résonne de ces nourritures littéraires, digérées. Si pour Dumas l’important était de faire de beaux enfants à l’Histoire, alors Michon est un géniteur d’exception. Les Onze célèbrent les épousailles entre art et histoire, symbolisme et archaïsme, création et révolution. L’écriture cherche l’origine du geste, celui de Lascaux comme celui des inscriptions cunéiformes sumériennes. En abordant l’histoire de la révolution française, et plus précisément l’épisode de la terreur – « où la ligne droite ne connut pas la courbe », dixit Hugo –, Les Onze dressent un portrait collectif du Comité de salut public, le réincarnant dans un tableau de nivôse de François-Élie Corentin. « Tu sais peindre les dieux et les héros, citoyen peintre ? C’est une assemblée de héros que nous te demandons. Peins-les comme des dieux ou des monstres, ou même comme des hommes, si le cœur t’en dit. Peins Le Grand Comité de l’an II. »
Vous les voyez, au Louvre au pavillon de Flore, tous les onze, de gauche à droite : Billaud, Carnot, les deux Prieur, Couthon, Robespierre. Collot, Ba-rére, Lindet, Saint-Just, Saint-André… Les onze tueurs du roi, du Père de la nation – les onze parricides. Si Corentin et Les Onze ne sont que pure fiction, on y croit diablement tant les faits sont vrais, et Michon bénéficie de la présomption de vérité. Roman de chair et de sang, éclairé à la lumière de Tiepolo qui peu à peu s’assombrit du côté de Goya. Rassemblant des métaphores disparates – les os, les morts, l’or, les bicornes, les cloches, les chevaux, Michelet et Lascaux – pour fixer une scène caravagesque de la convocation de Corentin.
Pierre Michon reconnaît avoir beaucoup pensé à la Ronde de nuit de Rembrandt, cite le Shakespeare de La Tempête et de Macbeth, et convoque in fine Michelet. De l’histoire à l’art, les tréteaux font transition, et la langue – celle de bois et celle de mort – imprime son sceau. Les onze étaient des écrivains en puissance, et dans leurs discours ils ont réintroduit la grande rhétorique politique. Travaillés par des récurrences intimes (le tranchant des jupes des mères, l’absence des pères, la dive bouteille), Les Onze violentent l’histoire par la magie et la force incandescentes de la littérature.