Dalhousie French Studies, juin 2009, par Annie Mavrakis
Corentin le fils ou le sixième peintre de Pierre Michon
Cet article porte sur les chapitres 1, 2 et 3 du livre de Pierre Michon, Les Onze, qui avaient fait l’objet de prépublications en 1997-98 (1), c’est-à-dire sur un récit incomplet au moment de sa rédaction (2). Il s’agit pourtant, comme nous le verrons, d’un ensemble qui, bien qu’inachevé, présente une incontestable cohérence. Comme cinq autres récits du même auteur (3), il est centré autour de la figure d’un peintre mais ses caractéristiques particulières justifient qu’il soit étudié à part.
Les Onze est le nom d’un tableau, une grande toile d’un certain François-Elie Corentin qui représente, ensemble, les onze membres du Comité de salut public de la Terreur. Corentin sort de l’imagination de l’auteur, mais les données biographiques qui le concernent le raccordent si étroitement à son époque (il serait né en 1730) qu’à tout prendre, il n’est pas plus « fictif » que les peintres « réels » réinventés par Michon dans ses autres récits. L’auteur a pris soin en effet de relier François-Elie à des personnages historiques : d’abord ses maîtres, Giambattista Tiepolo et son fils Giandomenico, « deux peintres irrécusables » (p. 12) qui, vers le milieu du siècle, lui auraient transmis la « magie » de la peinture (p. 21). Le premier l’aurait même représenté dans sa fresque des Noces de Frédéric Barberousse à Wurtzbourg. Plus tard, David aurait fait de même dans son Serment du Jeu de Paume. Enfin les chefs révolutionnaires présents dans Les Onze, une prétendue commande de l’Hôtel de Ville, attestent aussi de l’existence du peintre.
Nombreux sont ceux qui ont connu, aimé ou haï Corentin. « Mille biographes », autant de « faiseurs de romans » se sont occupés de lui. Enfin, le dernier témoin – et non le moindre – [de son existence incontestable : supprimé] est le lecteur, qui ne peut que constater la présence « flagrante », dans sa salle réservée du Pavillon de Flore, de l’œuvre maîtresse de l’artiste.
On sait que, depuis les Vies minuscules (4), Michon renouvelle, à sa façon inimitable, l’antique genre des Vitae. Avec les trois premiers chapitres des Onze, il semble bien s’agir d’un récit de vie, une vie encore une fois préécrite par la légende et les « on dit », en marge desquels, pourtant, il faut se frayer un chemin vers la vérité. On reconnaît bien dans ces pages l’énonciation des « vies » michoniennes, mouvante, protéiforme. Émanant d’un témoin d’époque (direct ou indirect) aussi bien que du « biographe » actuel, elle se joue du temps. Avec Michon c’est toujours d’aujourd’hui qu’il est question, des traces laissées par le passage d’un mort, d’un fantôme : objets, photographies, tableaux, récits même, comme miraculés et dont la préservation est d’autant plus nécessaire qu’ils avaient tout « pour ne pas être », sauf que la « chance », ou la « Providence » s’en est mêlée. C’est-à-dire la Littérature.
Michon a habitué son lecteur à une approche « oblique », dédiée à patiemment « annoter la Vulgate » (Rimbaud le fils (5)), à contourner la légende constituée autour des figures qu’il a élues. J’ai évoqué ailleurs cette méthode qui lui permet notamment de donner à voir, sous le « nom glorieux » du grand artiste comme enseveli sous sa gloire, l’anonyme qui eût pu rester à jamais obscur (6). Le récit s’attache alors au point du basculement (ce match point d’un récent film de Woody Allen) où tout se décide. « J’aime, dit Michon, chercher comment on devient quelque chose, comment on devient ceci plutôt que cela » (7). Tout se construit autour de cette énigme, dont on se doute qu’elle ne sera pas vraiment résolue.
Celle de François-Elie Corentin est posée dès la première page des Onze, avant même qu’il ne soit nommé (il faudra pour cela attendre le 2e chapitre). Alors que son chef-d’œuvre est « bloc formel d’existence, sans réplique, invariable » (p. 30), l’image du peintre est introuvable, comme si lui-même s’était dérobé à toute représentation. Le récit commence par un inventaire de ses « portraits » prétendus. Tous sont douteux. Celui de Corentin très jeune, en page blond et gracieux à la Véronèse est un « type, pas un portrait » (p. 12). Ceux de l’époque révolutionnaire, quarante ans plus tard, ne valent pas mieux, même si, à proportion sans doute de sa célébrité grandissante, il semble qu’on se soit mis à le reconnaître partout : dans une esquisse de David pour le Serment du Jeu de Paume (voyez en haut à droite la « silhouette sans âge, chapeautée, oblique » accompagnée d’enfants ; mais le narrateur identifie plutôt Marat dans ce pédagogue, p. 13) ; dans un dessin de Georges Gabriel qui fait penser à un autoportrait de Rembrandt et « où il apparaît chapeauté encore, facial, exorbité, craintif, offensé, comme saisi la main dans le sac » (ibid.) ; mais c’est le cordonnier Simon, le geôlier de Louis XVII ; enfin dans « un portrait tardif attribué à Vivant Denon », qui est « un faux » (p. 14).
Non seulement les images « intermédiaires » manquent (le seul portrait authentique, datant de 1760, est perdu) mais du « blondinet » qui aurait posé pour Tiepolo, il ne reste aucune trace. « Entre le page d’Empire et le vieil enragé oblique, nous ne possédons rien qui lui ressemble. » (p. 13)
Comment ne pas en conclure que c’est l’existence même de François-Elie qui présente en son milieu un inexplicable trou ? Et que cette lacune, cette déchirure sont à la fois celles du récit et celles du personnage. Après la description, au premier chapitre, de la fresque des Tiepolo, où, aux pieds du beau page, « croul[e]nt les trois aunes de jupes de Béatrice de Bourgogne » (p. 22), qui sont aussi celles de la mère et de la grand-mère du peintre, la métaphore de la maille filée le confirme : « Oui, il était fait de la maille de ces jupes ; et quand la maille se mit à filer, tout suivit, la beauté, la volonté et la confiance, le goût de la femme, ce monde : il devint l’autre, le frère jumeau du cordonnier Simon. » (ibid.). Et c’est comme si Les Onze n’avait été peint que pour aggraver encore cette déchirure, pour que le peintre y disparaisse tout entier et qu’il ne reste plus que le tableau du Louvre.
Pour comprendre de quoi est faite la fêlure intime de Corentin, le chapitre 2, consacré à son histoire familiale, reprend les choses de plus loin, bien avant sa naissance. On reconnaît alors, nettement séparées dans la généalogie de François-Elie, ses deux faces incompatibles, tout droit sorties d’un conte : d’un côté, comme réincarnée dans le joli page blond de Tiepolo, l’image « ancien régime » de la Belle (la « frileuse » Suzanne, issue de la vieille noblesse de province et sa fille, toujours à la merci d’un fuseau où se piquer (8)) ; de l’autre celle, terrible, de l’Ogre ; l’aïeul qui annonce le peintre sexagénaire des Onze : le grand-père maternel, le « huguenot apostat », le « vieillard féroce et ses bataillons de calibans limousins » (p. 30), qui édifia d’« impeccables écluses » sur la Loire, « cimentées de ciment limousin, sang et boue » (p. 29) et ainsi fit fortune ; l’autre grand-père, le vieux Corentin, qui ne savait ni lire, ni même parler, sinon patois, et fit lui aussi de l’argent avec le même affreux ciment.
De l’union du premier ogre avec la Belle, naquit Suzanne, la mère du peintre. Un second ogre engendra François Corentin, son père : abbé d’abord, puis poète et amoureux. Et la conclusion du chapitre en forme d’hommage à ce modeste « Anacréon limousin » nous fait comprendre à quoi tendait l’intermède généalogique : « À lui donc, et d’une certaine façon il les méritait bien, les lys et les roses [la fille de la Belle]. À lui dans le même mouvement la paternité de François-Elie Corentin, le Tiepolo de la Terreur, à qui il arriva de peindre Les Onze. » (p. 42, soulignement supprimé dans la version définitive). L’oxymore résume implacablement la nature « monstrueuse » du peintre et peut-être aussi du tableau. Mais pour mesurer le rôle du père dans cette histoire, il faut attendre le 3e chapitre.
Celui-ci s’ouvre sur l’évocation du fameux chef-d’œuvre, avec ses onze participants alignés de gauche à droite ; mais à peine le narrateur nous a-t-il posté devant Les Onze insistant, en guide consciencieux (le même nous avait conduit à Wurtzbourg sous la fresque de Tiepolo pour y reconnaître le page blond), sur le miracle de ce tableau qui « avait tout pour ne pas être », que la question de la double nature de son auteur revient, obsédante. Et il faut encore remonter le temps, revenir aux premières années de la vie du peintre, à l’enfant courant dans le parc de Combleux où il vit avec la Belle et sa fille : ça se passe vers 1740. L’on découvre alors l’essentiel : le trou dans l’image, malgré les efforts normalisateurs des « faiseurs de romans » qui tissèrent la légende d’un François-Elie éduqué avec soin par un homme des Lumières : « Je ne vois pas le père ». (p. 46, je souligne)
Et de nouveau ce constat : la solution de continuité inexplicable entre le chérubin aux boucles blondes et la face grimaçante, goyesque, du peintre des Onze, entre la douceur de vivre de l’Ancien Régime (9), le monde de Casanova ou de Watteau et les années de la Terreur révolutionnaire. Le narrateur, décidément, ne s’y fait pas : « Mon Dieu, c’est bien lui, celui qui aura la gueule du cordonnier Simon et que Restif appellera plaisamment ce vieux crocodile de François-Elie. Hélas, c’est bien le même ». (p. 45. Restif est devenu Diderot dans la version définitive)
« C’est bien le même » et pourtant il est méconnaissable. L’hiatus est souligné, attirant l’attention du lecteur sur ce « vieillissement peu ordinaire » qui suggère comme un pacte à rebours, sur le mystère de ce bouleversement qui est sans doute aussi celui de l’époque, et bien sûr celui de l’art. Comment est-on passé de l’enfant insouciant à l’auteur des Onze, cet hommage puissant et ambigu à la Terreur ? Quel prix l’artiste a-t-il dû payer pour accomplir son improbable destin : à cette question, qui était au centre des autres histoires de peintres de Michon, il n’y aura pas de réponse directe. La suite de la biographie du peintre, qui pourrait nous expliquer comment il est devenu ce qu’il est, nous ne l’avons pas. Rien sur les années de formation (comme pour Goya avec la révélation des Vélasquez (10)), ni les souffrances du génie méconnu (Van Gogh (11)) ou tourmenté malgré le succès (Watteau (12)). À la place, surgit, comme une explication, le père absent.
Il importe donc de rétablir la vérité brouillée par les tisseurs de légende qui montrent volontiers François Corentin « en perruque et bas blancs, ayant soustrait pour quelques heures l’enfant à l’amour dévorant des femmes, le tenant par la main et s’éloignant là-bas avec lui sous des saulaies vers Chécy, lui nommant les arbres, les bateaux, les auteurs ; lui nommant les lois parmi lesquelles le Grand Être avec ses créatures s’ébattent, la mécanique d’envol des corps célestes, la chute passionnée des corps graves, qui sont inexplicablement mais admirablement la même loi : lui dévidant tout le fil blanc de la pensée de son siècle » (p. 46).
Parti chercher la gloire à Paris, François Corentin s’est au contraire fort peu occupé de l’enfant. Pourtant, ce n’est pas seulement en tant que père absent qu’il intervient dans le récit. Car par-delà la filiation biologique, c’est d’une autre filiation, ou d’un autre engendrement qu’il s’agit.
Sous le nom pompeux de Corentin de la Marche, cette fausse particule où le narrateur biographe voit une « politesse » d’ancien régime, le père du peintre avait tenté, à une époque où l’écrivain est en voie de s’émanciper, où son statut s’est transformé, de devenir auteur :
« Il était, François Corentin, du nombre de ces écrivains qui commençaient à dire, et sûrement à penser, que l’écrivain servait à quelque chose, qu’il n’était pas ce que jusque-là on avait cru ; qu’il n’était pas cette exquise superfluité à l’usage des Grands, cette frivolité sonnante, galante, épique, à sortir de la manche d’un roi et à produire devant des jeunes filles plus ou moins vêtues dans Saint-Cyr ou dans le Parc aux Cerfs : pas un castrat ni un jongleur ; pas un bel objet enchâssé dans la couronne des princes ; pas une maquerelle, pas un chambellan du verbe, pas un commis aux jouissances ; rien de tout cela mais un esprit – un fort conglomérat de sensibilité et de raison à jeter dans la pâte humaine universelle pour la faire lever, un multiplicateur de l’homme […] une puissante machine à augmenter le bonheur de l’homme. » (p. 48)
Le nom qu’il adopte alors, repris par défi du sobriquet de son propre père, maçon venu des forêts de la Marche limousine, résonne comme une métaphore. Une « marche », c’est un degré pour s’élever. Cela peut être aussi un support, sur quoi construire. « Les lettres, dans cette histoire, précise d’ailleurs le narrateur, n’ont d’autre raison d’être que d’aider à la vocation de celui qui excella, pas dans les lettres mais tout comme, le fils, le peintre » (p. 51). La figure de l’écrivain est nécessaire pour y voir clair dans la « vocation » du peintre, l’une éclairant l’autre sous le signe de l’interdépendance des deux arts. On pourrait reformuler ainsi ce qui apparaît comme la question sous-jacente, me semble-t-il, de ces trois chapitres : qu’advient-il quand le père, quand la Littérature, vient à manquer au fils, au peintre ? Le détour par le père est un détour par la Littérature, comme origine et fondation soudain vacillantes.
Corentin de la Marche, voué aux Lettres et que les Lettres maltraitèrent, n’est pas seulement un écrivain « dont le nom est dans le gouffre » (p. 50), un malchanceux qui n’a pas su s’imposer. Peut-être son échec même est-il une gloire tant il est vrai que, pour Michon comme pour d’autres auteurs de notre temps, le véritable accomplissement – qui n’est pas la reconnaissance ou le succès – adopte souvent l’apparence de la faillite. Les autres récits de peintres se sont employés à le montrer (13). Corentin de la Marche n’est-il pas, après tout, de ces « martyrs de l’art » dont parle Balzac ? Du moins savons-nous qu’il « sacrifia tout » aux lettres (p. 51). En cela consista l’héritage du fils, dont l’œuvre de peintre s’est en quelque sorte édifiée sur les ruines du désir de l’écrivain.
Le célèbre tableau de François-Elie nous le fait comprendre : ce portrait collectif de Conventionnels qui mirent leurs onze paraphes au bas de tant d’ordres d’exécutions capitales, à commencer par celle du Roi, est aussi le portrait d’écrivains n’ayant signé aucun chef-d’œuvre, onze « rejetons égarés de la littérature une et indivisible » (p. 52.). En quoi on peut y reconnaître « onze apparences » du père, de Corentin de la Marche, « onze fois le père et sa vocation, son alibi, onze fois la main à plume, l’auteur – mais l’auteur incertain, égaré […] » (ibid.). Comme lui, ils ont cru que la Littérature les sauverait, mais eux aimaient trop « la gloire, l’idée de la gloire plus que tout »(ibid.). Aussi n’ont-ils pas cru aux lettres jusqu’au bout, n’ont-ils pas pris le risque d’en être, eux aussi, les martyrs. Si la Littérature se dérobe trop longtemps, si les noms à rallonge ont été pris en vain (14), alors il faut une autre scène. Faute d’avoir pu égaler Le Lorrain son maître, Desiderii, le « roi du bois » consentira comme à une libération à la métamorphose, à la régression vers une quasi-animalité, se rabattant sur la viande de boucherie puisque l’art, la chair des peintres n’est pas à sa portée (15) ; plutôt que des églogues, des poèmes épiques, des pièces de théâtre, des histoires, les onze, « veufs de la gloire littéraire » se sont résignés à écrire l’Histoire. Ainsi leur nom est-il passé à la postérité.
C’est cette défaite masquée en réussite que nous fait voir la grande toile de François-Elie : « Prenez-les une à une, les grandes figures levées, les figures qui eussent bien préféré être invariablement levées à la face de l’Histoire en tant qu’auteurs plutôt que commissaires, en figure d’Homère plutôt qu’en cette figure de Lycurgue mâtiné d’Alcibiade qu’on leur connaît » (pp. 52-53). Et peut-être Les Onze (le tableau) exauce-t-il ce vœu des parricides, de ceux qui tuèrent le Roi, c’est-à-dire, comme on sait, la littérature (16). D’abord, c’est un « bon tableau » très simple et sans emphase, « sans l’ombre d’une complication abstraite » (p. 44) : « pas de plumes, ni de muses, pas de front pensif, pas d’intériorité intempestive » (p. 57). Il est fait « avec des hommes », au sens où, refaisant d’eux des hommes, il rend les onze à leur vocation renoncée. N’y cherchons donc pas des Vertus comme dans les grandes machines de l’époque, celles de David par exemple. D’ailleurs Les Onze prend fantasmatiquement la place du tableau à peine ébauché de ce peintre, le Serment du Jeu de Paume, commandé par la Constituante avant que l’Histoire ne redistribue les cartes ; et d’ailleurs autant le dire ainsi : alors que les toiles révolutionnaires de David, le Serment inachevé, le Marat assassiné sont exilées à Versailles ou à Bruxelles, Michon a forcé les portes du Louvre pour y placer Les Onze à la vue de tous.
L’impact du tableau vient en outre de ce qu’il montre les onze hommes ensemble. Séparés, ils ne seraient que des personnages historiques plus ou moins célèbres parmi d’autres. En les réunissant, Corentin réalise un projet impossible, qui n’est pas pour rien le fruit d’un « coup de tête des enragés de l’Hôtel de Ville » (p. 44) : montrer, à jamais « invariables et droits », ces hommes dont la position politique est si instable, les onze commissaires de la Terreur, arrêter le temps mais aussi en inverser le sens, les montrer « tous les onze de gauche à droite » et faisant front d’abord avec les syllabes de leurs noms : « Billaud [2 syllabes], Carnot [2], Prieur [2], Prieur (17) [2], Couthon [2], Robespierre [3], Collot [2], Barère [2], Lindet [2], Saint-Just [2], Saint-André [3] » (p. 43), se succédant d’abord dans la phrase en une double séquence rythmique qui ne doit rien au hasard : 2/2/2/2/2/3//2/2/2/2/3 et qui est comme un chiffre invisible qui les fait tenir ensemble. Ainsi le tableau procède-t-il bien d’abord de la littérature, de l’ordonnancement secret du langage.
Comme souvent dans les livres de Michon, il s’agit de mettre la fatalité ou la Providence à l’épreuve. Le paradoxe ici est que ce soit par la peinture dont on a assez dit qu’elle n’est pas l’art du temps. Les années perdues de François-Elie, cette « farce du temps » qui a fait à l’ange sans père la face aliénée d’un « vieux crocodile », le tableau les répare. C’était déjà suggéré dans le 1e chapitre : « car tout cela, jeunesse, blondeur, vin de magie, manteau mozartien, Giambattista Tiepolo le père avec ses quatre continents sous le manteau, toutes ces formes mouvantes et vivantes n’ont d’autre sens que de s’être jetées pour finir dans ce tableau qui les nie, les exalte, les cogne à coup de massue, pleure de ce saccage et immodérément en jouit, onze fois, à travers onze stations de chair, onze stations de drap, de soie, de feutre, onze formes d’hommes ; tout cela ne prend sens et n’est écrit en clair que dans la page de ténèbres, Les Onze. » (p. 16)
Cette œuvre est donc une revanche sur le temps. Les Onze y ont leur tête de Conventionnel et aussi, pour l’éternité, leur tête d’écrivain. Dans l’espace du tableau, ils peuvent encore croire à la littérature. Bientôt ne leur sera plus laissée que cette voie catastrophique et sublime de la Terreur. Sous les traits immortalisés par François-Elie des hommes de pouvoir, le lecteur / spectateur a débusqué les stigmates de la défaite. Mais il a découvert encore autre chose ; ce que nul ne peut montrer sinon peut-être un fils qui a un père à racheter, ou (peut-être est-ce la même chose ?) un peintre qui a une dette à acquitter, une dette qui a à voir avec le Temps et donc avec la Littérature.
On commence à mesurer la singularité, dans l’œuvre de Pierre Michon, de ce récit de peintre qui n’a pas pour objet un devenir. Corentin n’est pas personnellement traversé par l’échec, cette menace est son sujet et elle concerne la peinture. C’est de cela, je crois, que nous parle Les Onze. La « Providence » ne s’est pas démenée pour tirer Corentin du néant, comme dans l’histoire de Lorentino à qui elle passait in extremis la commande d’un chef-d’œuvre, elle s’est mobilisée pour ce tableau, l’a « peint de [s]a main » (p. 44). C’est le tableau qui compte, ce tableau « si improbable, qui avait tout pour ne pas être, qui aurait si bien pu, dû ne pas être, que planté devant on se prend à fré-mir qu’il n’eût pas été » (p. 43). Pourquoi a-t-il fallu qu’un écrivain, en concevant cette œuvre, l’arrache à la non-existence ? Qu’a-t-on besoin de les avoir sous les yeux, ces onze commissaires de la grande Terreur faisant front sur 4m30 d’ouverture, en noir, en blanc, en jaune, en tricolore, si bien que derrière la vitre on a du mal à les voir d’un seul coup ? Ce qu’ils ont à nous dire est-il si capital qu’en regardant le tableau miraculé on se sente « soi-même dans la poche de la chance » ? Pourquoi ressusciter leurs rêves oubliés ? À quoi pense-t-il, celui qui vient de se rafraîchir la mémoire en relisant leur C.V : la « tartine » sur le peintre et le « petit encadré » sur l’écrivain, dans « la petite antichambre explicative » qui jouxte « la salle carrée à l’étage du Pavillon de Flore où, à l’exclusion de tout autre tableau se tient Les Onze »? (p. 52) Que lui apprend la « figure sérieuse » de Billaud, qui cache mal sa stupéfaction « que ses pièces […] soient tombées sans intermédiaire de sa main dans le gouffre » ? (p. 53) Celle de Carnot, le poète antiquisant qui a dû abandonner pour toujours le petit calepin sur lequel il notait des vers latins ?
Les vers épiques ou élégiaques des deux Prieur, les poètes jumeaux « sans audience » de Mâcon et de Chalons, sont tombés dans l’oubli. Collot n’apparaîtra plus jamais « debout, shakespearien, mé-lancolique, hagard, limousin, peut-être ivre » (p. 56). Quant à l’infirme dans son halo jaune, « solaire », Couthon, auteur « d’un drame plein de sensibilité et de larmes […], larmes et sensi-bilité / prodiguées pour rien / dans la noire Clermont d’Auvergne / pour des publics de basalte » (pp. 54-55), la phrase qui lui est consacrée résume magnifiquement son destin : le boitement des impairs (7/5/7/7) cassant l’ampleur pleine d’espoir des 12 syllabes initiales. Lindet « qui eut une correspondance littéraire », Barère le survivant, l’« Anacréon de la guillotine », l’inlassable polygraphe, jamais découragé d’écrire pour des gens qui ne le liront pas, même Saint-André, l’exception, sont là, aux côtés de Robespierre et de Saint-Just, les deux seuls qui soient encore lus aujourd’hui.
Ils sont tous là mais non la littérature reniée et pas davantage la peinture car cette œuvre terrible qui devait triompher du temps a, dirait-on, détruit le peintre. Ce que nous voyons au Louvre, peut-être même est-ce le dernier tableau, après quoi, plus de peinture. Les Onze a fait le vide. Peut-être est-ce cela la Terreur. L’art impossible, la fin de l’art. Alors le tableau se brouille sous nos yeux, comme si la vision des onze régicides ressuscités, occupant le terrain dans leurs habits noirs comme une rature, était insoutenable.
Mais peut-être aussi Les Onze est-il un (re)commencement et le coup de force de Michon nous dit alors le contraire : qu’il y a quelque chose après la Terreur, un beau tableau de Corentin, un Tiepolo de notre temps, au Louvre, par la grâce de la littérature.
(1) Le chapitre 1 est paru dans la revue Po&sie n°80 (2e trimestre 1997, pp. 185 à 189) ; les chapitres 2 (p. 13 à 21) et 3 (p. 23 à 30) dans le n°5 de la revue Scherzo (octobre 1998); le chap. 2 avait d’abord paru dans l’Agenda de la Villa Gillet, en 97 et le chapitre 3 dans « Onze inédits pour Le Banquet », Corbières-matin, n° 29, 11 août 97. La revue Scherzo est aujourd’hui introuvable, mais le chapitre 3 est disponible sur le site internet des éditions Verdier.
(2) C’est-à-dire en avril 2008. Pour la commodité du lecteur des Onze, nous donnons les pages de l’édition définitive du livre (Verdier, avril 2009), en signalant le cas échéant les modifications apportées à son texte par Pierre Michon.
(3) Vie de Joseph Roulin (Van Gogh), Maîtres et Serviteurs (Goya, Watteau, Lorenzo d’Angelo) et Le Roi du bois (Gian Domenico Desiderii), tous parus chez Verdier, respectivement en 1988, 1990 et 1996. Ces cinq récits constituent à mes yeux un « polyptyque », que j’ai étudié dans un chapitre de mon livre La Figure du Monde, pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (L’Harmattan, 2008).
(4) Gallimard, 1984, repris en Folio (1996).
(5) Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 1991, puis Folio.
(6) Voir « Le Polyptyque de Pierre Michon » , dans La Figure du Monde, op.cit.
(7) Entretien avec Pierre Michon paru dans Scherzo n°5 (p. 8).
(8) « L’enfant était belle comme le jour, ainsi disait-on dans ces époques, la peau d’albâtre, la joue de ver-meil, l’œil d’iris, le cheveu d’or, le lys et les roses – lisez les textes de ce temps, elles sont toujours ainsi […] La veuve frileuse l’éleva comme vous pouvez le penser : elle l’éleva comme si elle était vraiment d’albâtre, ou plutôt de porcelaine, comme si elle avait vraiment la fragilité et la caducité des roses ; mais comme si aussi elle était la reine de ce monde, comme si de cette royauté sa caducité était garante ; comme une princesse ; et s’apeurant sans mesure, la mère, de ce qu’une princesse nécessai-rement à l’âge où le corsage s’emplit doit trouver un fuseau où se piquer la main à en mourir. » (chap. 2, p. 29)
(9) Parlant du « terrible temps de la douceur de vivre » (p. 18), Michon reprend ironiquement l’expression de Talleyrand qui regrettait la « douceur de vivre » de l’Ancien Régime.
(10) Dans « Dieu ne finit pas », in Maîtres et Serviteurs.
(11) Vie de Joseph Roulin.
(12) « Je veux me divertir » in Maîtres et Serviteurs.
(13) Voir dans La Figure du Monde (op. cit.) les chapitres intitulés « Le Roman du peintre » et « Le polyptyque de Pierre Michon ».
(14) Comme Corentin de la Marche, d’autres se sont appelés Billaud de Varennes, Collot d’Herbois ou Barère de Vieuzac.
(15) Cf. la citation des Métamorphoses d’Ovide placée en exergue du Roi du bois. Je la commente dans mon chapitre déjà cité de la Figure du Monde.
(16) Michon s’en explique dans son livre d’entretiens Le Roi vient quand il veut (Albin Michel, 2007) : « J’aimerais bien qu’il y ait en plus le roi, c’est-à-dire la littérature, ou le sens, ou le vrai, ou peut-être tout simplement le lecteur. Mais le roi vient quand il veut. » (67) et : « Oui, je me sers beaucoup de la métaphore du roi pour la figure de l’écrivain… » (291).
(17) Il y eut en effet deux Prieur : Prieur dit « de la Marne » et Prieur de la Côte d’Or.