La Croix, 22 octobre 1988, par Emmanuel Saunderson
La geste des Bertolucci
« De la Maremme, avec des chevaux, jour et nuit… ils avaient depuis leur départ les nuages pour compagnons, laissant derrière eux une plaine, et derrière la plaine, la mer et l’horizon. »
Ainsi commence La Chambre, d’Attilio Bertolucci, qui est le chef-d’œuvre de ce poète né non loin de Parme en 1911. Vaste roman en vers, La Chambre est aussi, incontestablement, l’un des livres les plus originaux parus ces derniers temps de l’autre côté des Alpes. On y entend, comme en un murmure enfoui, les plus lointaines sources de la civilisation italienne, dans la lumière réfractée du double legs virgilien, celle de l’épopée et celle des Géorgiques.
La Chambre nous conte l’histoire de la famille du poète. C’est une immense tapisserie qui évoque la geste des Bertolucci, depuis le XVIIIe siècle où les ancêtres venus de la Maremme humide émigrèrent vers les montagnes austères de l’Apennin et la riche plaine du Pô, jusqu’aux années du fascisme. Le roman se déploie avec l’allure lente et majestueuse d’un fleuve. À la fin, tout le passé revisité semble converger dans un présent unique où les époques affleurent simultanément. Et comme toujours chez Bertolucci, la marche inexorable de l’histoire a tendance à être à la fois recouverte et exaucée par le temps cyclique de la nature.
Bertolucci chante ainsi les travaux et les jours, les naissances et les morts, et sa parole intègre à la fresque une éloquente galerie de portraits, des membres de la famille aux domestiques, des repasseuses aux ouvriers agricoles. À l’heure même où, dans la réalité ils se transforment, se défigurent ou disparaissent, les usages et les coutumes de la vie rustique trouvent avec La Chambre un fascinant mémorial.
Un peu à la manière des Années d’apprentissage de Gœthe, La Chambre est aussi un roman de formation qui absorbe l’autobiographie du poète. La pièce, où dorment et s’aiment les parents et qui héberge le péché d’une passion trop intense entre la mère et le fils, devient le cœur palpitant de ce livre à l’atmosphère vibrante de couleurs, d’odeurs et d’échos sonores. Sans doute convient-il de s’immerger lentement dans le poème d’Attilio Bertolucci, de se laisser apprivoiser par ses rythmes qui, tour à tour, s’épanchent, se resserrent ou se ramifient.
Alors cette œuvre insolite nous fait don de sa beauté et nous en poursuivons la lecture, pareils aux « faucheurs qui avancent / en laissant derrière eux une plage / dorée de soleil… »