La Quinzaine littéraire, 16 octobre 1988, par René de Ceccatty
Bertolucci la tendresse
Depuis 1929, où il fit paraître son premier livre Sirio, dans sa province natale de Parme, le poète Attilio Bertolucci, est considéré, unanimement, comme l’un des écrivains les plus rigoureux de sa génération. Référence constante de son ami Pasolini, qui lui a consacré de nombreuses études, le père de Bernardo a construit une sorte de mythologie familiale de l’Émilie, comme Zanzotto le fait encore pour la Vénétie ou Bonaviri pour la Sicile. Mais il y a chez Bertolucci, une grâce discrète et universelle qui semble le prédisposer heureusement à la traduction.
Et ce n’est peut-être pas au seul talent de sa traductrice, Muriel Gallot, que le lecteur français doit son impression de découvrir un grand texte poétique, qui ne trahit jamais les difficultés souvent douloureuses de ce nouvel enfantement qu’est le passage dans une autre langue. Il y a, probablement, chez Bertolucci une précision, une simplicité, une évidence qui s’affranchissent de la gangue maternelle. Et le français lui va à ravir.
La Chambre est un « roman familial en vers ». L’expression mérite qu’on s’y arrête. Il ne s’agit évidemment ni d’une épopée, ni d’une saga. L’auteur remonte le plus haut possible dans son arbre généalogique pour décrire ce phénomène qui, pour un écrivain, n’est jamais sans intérêt : le choix familial d’un lieu de vie, d’une province. Rencontre de la vallée et de la plaine, le plus haut bourgeon de l’arbre est aussi celui qui va déterminer une sorte de dominante nostalgique, qui devient chez le poète une nostalgie au carré : une nostalgie de la nostalgie.
Il n’y a pas, chez Bertolucci, une simple aspiration au Heimat hölderlinien. Son poème n’est pas la célébration de la terre natale, ou si c’est le cas, la célébration ne prend pas une forme uniment lyrique ni même métaphysique. C’est là qu’intervient la nécessité du recours à la narration. Par le fil diachronique de la narration, par l’exigence d’une linéarité temporelle du récit, l’auteur est conduit à entretenir avec l’Émilie qui est sa source première d’inspiration un rapport distancié, quoique vibrant, qui est, me semble-t-il, rare dans l’élégie provinciale. Et si Zanzotto renouait naturellement avec la tradition lyrique et précieuse de la Renaissance, imprégnée de rhétorique, de jeux de mots, de conventions formelles, Bertolucci, lui, se rapproche plutôt de l’élégance retenue des poètes de la Pléiade française ou, comme on l’a souvent souligné, plus près de nous dans le temps, d’un Pascoli.
Comment procède Bertolucci ? Apparemment comme dans un almanach : par vignettes plus encore visuelles que narratives. Du passé familial, il retient quelques scènes fondamentales qui sont décrites avec une précision visionnaire. Les images, constamment sensuelles, ont une fonction d’évocation presque hallucinée. La douceur de la langue est un équivalent immédiat de la tendresse d’une nostalgie, jamais angoissée, mais toujours absolue : « … à la pluie / a succédé une brume pareille à une laine / non dessuintée, tendre, chaude, / imprégnée de fumier et de sommeil, / de lait et de réveils flottants… »
Chaque métaphore en contient une autre et le poète glisse ainsi d’analogie en analogie jusqu’au secret d’une mémoire indifférenciée : le je devient nous, le nous vous, le vous tu. La démultiplication des voix et des personnes correspond à la fusion du poète dans son passé familial.
Avec un art exceptionnel de la « synthèse sensuelle », Bertolucci dans de longues phrases riches et équilibrées, est capable de décrire un lieu, des tensions sociales, un événement familial (une naissance par exemple), par la simple suggestion de la lumière : « les poêles, les cheminées, / les Franklin, quand pointe le jour, à peine / douloureusement ourlé d’un rayon misérable de lumière, simulent / d’autres aurores pour qui habite la villa, / presque estivales/si elles se reflètent sur le mur des salles/peintes de berceaux de feuillage d’un vert intense,/de golfes d’azur qui s’estompe… »
La mise en garde de Pasolini
On ne peut que reprendre la mise en garde si élogieuse de Pasolini : « Que le lecteur ne se laisse pas tromper par ce poète prudent, timoré, occupé à filer son écheveau avec le seul souci de ne pas irriter la grâce qui depuis des années l’assiste, de se préserver, de préserver, de vivre des mêmes amours, de ne rien faire d’autre que de rendre limpide et souce sa névrose… » (Passione e ideologia). À propos du Voyage d’hiver, le même Pasolini se demandait : « Pourquoi ai-je pleuré ?… Me sont revenus en mémoire des heures et des moments d’une vie vécue en Italie, ça et là le long de la chaîne des Apennins, le matin, au début de l’après-midi ou le soir, à n’importe quelle saison, indifféremment. Il ne s’agissait en aucun cas de situations « émouvantes » ; et il ne s’agissait pas des êtres chers dont parle l’auteur, ou du moins pas d’eux en particulier. Peut-être s’agissait-il de lui, de l’auteur, en tant que personne : mais ce serait étrange, parce qu’il a tout fait pour ne pas s’exposer à la pitié, fût-ce à la pitié qui ne blesse pas, d’une larme légère, furtive et ridicule, versée dans la solitude ». (Il Portico della morte, Quaderni Pier Paolo Pasolini).
J’aimerais reprendre à mon compte terme à terme cette confidence.