La Quinzaine littéraire, 1er mars 1998, par Mario Fusco

Bertolucci, la roue des heures

On n’a pas oublié la belle traduction de La Chambre, d’Attilio Bertolucci, parue en 1984 dans la même collection. C’est de nouveau Muriel Gallot qui, après cet insolite et admirable « roman familial en vers », a traduit le Voyage d’hiver. Publié en Italie en 1971, il fut écrit comme en contrepoint, ou, comme Bertolucci l’a dit lui-même, dans les plis de La Chambre, qui ne sortit qu’une dizaine d’années plus tard, au terme d’une très longue élaboration.

Ainsi retrouve-t-on l’univers familier de ce poète, né près de Parme en 1911, et qui appartient donc à la même génération que Sereni, Caproni ou Luzi. Mentionner son origine émilienne n’est pas une simple information factuelle, car la ville de Parme, sa région entre plaine et montagnes, sa lumière sont omniprésentes dans ces poèmes, relativement brefs par rapport aux amples développements de La Chambre.

Bertolucci trouve son inspiration dans l’évocation d’un microcosme familier, voire familial, avec un goût de la narration qui s’appuie sur les choses les plus modestes et les réalités les plus simples, comme les plantes et les arbres (tels ces acacias omniprésents, à l’image d’une sorte de totem), et plus encore sur le passage des jours et sur ce que, dans La Chambre, il appelait la roue des heures. Il y a chez lui une prédilection évidente pour l’approche du soir, sans qu’on puisse pour autant trouver de parenté avec les poètes de l’école crépusculaire, comme Gozzano ou Corazzini : c’est qu’il ne s’agit pas d’une nostalgie strictement individuelle, mais plutôt du sens d’un déclin qui est à la fois celui d’un sujet, et celui d’un monde rural qu’il sent condamné parce qu’il s’estompe peu à peu devant les transformations irréversibles de la société : malgré leurs différences de ton, considérables, on n’est pas loin de certaines intuitions de Pasolini. Parfois aussi le ton se fait plus pressant, plus direct, comme un élancement soudain qui trahit une plus profonde et plus secrète souffrance.

C’est ce qu’exprime à travers ces beaux vers, superbement maîtrisés jusque dans leurs déséquilibres passagers, un jeune poète presque nonagénaire, sur un ton qui n’appartient qu’à lui et que sa traductrice a eu le grand mérite de rendre parfaitement transparent.