La République des lettres, 25 avril 2009, par Pierre Assouline
Pierre Michon, le douzième homme
« C’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre. » Débrouillez-vous avec ça. Ce mot chu de la plume de Baudelaire figure en épigraphe du nouveau livre de Pierre Michon Les Onze […]. Il ne fait qu’augmenter le mystère du titre nu sur une couverture qui l’est tout autant. Tant mieux. De toute façon, l’auteur a de longue date gagné notre confiance. Comment ne pas suivre les yeux grand fermés celui qui nous a enchantés, c’est le mot, avec Vie de Joseph Roulin, Maîtres et Serviteurs, Rimbaud le fils, Corps du roi… Toujours embarqués, jamais déçus. L’homme est un expert en vies minuscules. Cette fois, il y en a onze sur le même plan. Ils s’appelaient Billaud, Carnot, Prieur & Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André. Presque tous des écrivains ratés, détail michonissime, ils constituaient le Comité de salut public de 1794. Celui de la politique de la Terreur.
Grands ou petits, connus ou méconnus, il les traite tous également en les réduisant à l’échelle d’un tableau sous le regard de François-Elie Corentin dit « le Tiepolo de la Terreur ». Celui-ci est son héros. Il est tout aussi imaginaire que le tableau. On lui a commandé le portrait de groupe des onze chefs. Il en a fait une Cène laïque. Michon connaît bien les peintres de chair et de sang pour avoir entretenu un long et intime commerce avec Goya, Watteau, Lorentino d’Arezzo, Van Gogh, Desiderii. Son histoire est tressée au plus dense et dans le même temps, rarement l’intensité de l’Histoire aura été aussi prégnante sous un regard d’écrivain. À la fin, le tableau vit et existe. Pour de vrai puisqu’on le voit à travers les mots. En s’approchant, on croirait même l’entendre respirer à travers ses craquements. Un tel grand petit livre invite comme peu d’autres à lire la peinture (écoutez-le s’en expliquer ici). Après l’avoir refermé, courez au Louvre voir le tableau : c’est là que vous avez le plus de chance de le trouver absent.
Depuis une quinzaine d’années que ce fantasme de récit le hante, Pierre Michon se récite à voix basse les noms des onze membres du Comité toujours dans le même ordre avec une régularité qui a quelque chose d’obsessionnel. Comme si le rythme, la scansion et la sonorité de cette litanie lui permettaient déjà de laisser son livre s’écrire en lui […]. Qui saura jamais dire la vertu et l’envoûtement de l’énumération ? Lui peut-être pour en avoir été l’heureuse victime. Il ne lui en a pas moins fallu des années pour donner corps au désir d’écriture des Onze, saupoudrer l’évocation de ces « onze stations de chair » d’un leitmotiv lancinant emprunté aux Vénitiens et dont on ne sait s’il est haineux ou admiratif (« Dieu est un chien ») et mettre de l’ordre dans ses bouts-rimés anacréontiques, son Ingénieur des turcies et levées de Loire, ses désinences, ces régicides devenus parricides, ses sceaux d’infamie et ces jeunes gens « épris de l’avenir au point qu’ils semblent montrer son propre avenir à quiconque les côtoie ». Des années à tenter de faire tenir debout ces onze terreurs dans un équilibre incertain entre les paradoxes de l’art et les exigences de la politique révolutionnaire. Cet admirateur de Michelet non sous la forme de description mais par le grand art de l’apparition. Les difficultés de Michon à écrire sont réelles. Il correspond parfaitement à cette définition de l’écrivain : celui qui a un peu plus de difficultés que les autres à écrire. Ce n’est pas lui qui jouera la comédie de la procrastination, renvoyant son manuscrit de rentrée en rentrée pour soudainement, saisi par un prurit d’orgueil, se mettre à rédiger des dizaines de lettres léchées aux académiciens. Pierre Michon existe bel et bien tel qu’en lui-même. Regardez bien le tableau : l’invisible douzième homme, c’est lui. En creux, en majesté, en abyme, en autoportrait subliminal, en ce que vous voulez, mais c’est bien lui, celui qui rêve de porter l’objet littéraire à la température d’un dieu.
Est-ce de l’histoire ou sommes-nous dans le territoire de la fiction et donc du rêve éveillé, à moins qu’il ne s’agisse d’une fiction nourrie d’histoire ? On ne sait plus, ce qui témoigne de la réussite de Pierre Michon. Depuis un quart de siècle, il trace dans la littérature française un sillon éblouissant […]. Ces derniers temps, en voyageant un peu partout à l’étranger, j’ai pu constater que les lecteurs pour qui elle s’était incarnée jusqu’à présent dans nos grands auteurs classiques ont prolongé, voire reporté, leur passion sur l’univers de Pierre Michon. De quoi rendre optimiste sur l’état du monde. Dans Les Onze, à plusieurs reprises, il évoque « des ciels français », parfois qualifiés de poussiniens. Plus on lit Michon, plus on se convainc que cette littérature à son meilleur ne pouvait se déployer et s’inscrire que sous un ciel français, si français.