Le Matricule des anges, nº 103, mai 2009, par Thierry Guichard
Le chef-d’œuvre invisible
On est plongé d’abord dans un brassage de couleurs, où un peintre fait de la magie sous un grand plafond d’outre-Rhin et c’est Tiepolo. Où un autre apprend la grande magie et c’est son fils. Un père, un fils, des couleurs et cette langue qui tourbillonne, plonge et s’élève et c’est Michon. Le troisième peintre n’est que dans une absence : on dit qu’il est peint ici par Tiepolo qu’il servit, on prétend qu’il figure là chez David dans son Serment du Jeu de paume. Quand les rumeurs survivent aux siècles, elles sont légendes et quand un homme porte sa légende, c’est qu’il fut roi dans son art. Ce troisième peintre qui dépasse les deux Tiepolo et David ensemble, c’est François-Élie Corentin : « Il était né on le sait à Combleux en 1730. » On le sait aussi, il peindra à la fin de sa vie le plus grand chef-d’œuvre que le Louvre expose : Les Onze. Le livre va nous dire pourquoi, mais pas comment. Le livre taira aussi que Corentin et tous ses tableaux sont pures inventions de l’auteur. Pour arriver à nous faire voir (et croire en) ce tableau, Pierre Michon va user d’une autre forme de magie : à Corentin, il donne une généalogie et ses propres traits. Il le fait naître en bord de Loire, mais descendant d’un Limousin rescapé de l’Histoire. Son grand-père huguenot fit construire le canal qui longe le fleuve d’Orléans à Montargis en y exploitant des Limousins dont c’est le destin. De noces qu’il fit avec la noblesse, il eut une fille qui rencontra un poète anacréonique, François Corentin, fils d’un « Limousin qui avait miraculeusement bondi hors des dix mois de négritude sur douze » à quoi sont tenus les Limousins en bord de Loire. François Corentin fut sensible à la fraîcheur de la jeune fille et peut-être à l’or qu’elle promettait. Il l’engrossa et l’enfant né, puisqu’il fallait à Michon que François-Élie lui ressemblât, il quitta sa femme et son fils. Exit le père, bonjour « françoizélie », l’enfant roi qui règne sur deux femmes et un bout de canal dans quoi meurent des Limousins. Ce sont là des pages de pure beauté que nous livre Michon, à la manière qui le fit connaître, c’est-à-dire en faisant une vie à partir de cristaux biographiques.
Interrompant plusieurs fois le récit de cette enfance, le narrateur quitte Combleux pour nous donner à voir ce tableau des Onze qu’une vitre blindée protège au Louvre. C’est que le sujet qui le presse se trouve à 63 ans de la naissance de Corentin : c’est la Terreur, le Comité de salut public. Ce sont des noms aussi, entrés dans l’Histoire, et des vies plus courtes que ne le sera celle du peintre. C’est vers ça, et vers quelque chose de noir que nous entraîne le livre. On retrouve le « vieux crocodile » qu’est devenu le peintre auquel on commande de réaliser dans le même cadre les onze membres du Comité de salut public : un « tableau fait d’hommes, dans cette époque où les tableaux étaient faits de Vertus. » Corentin dit oui, empoche l’or, les couleurs s’effacent, la pénombre s’avance : on a le temps de voir que les onze sont peut-être un seul, que c’est peut-être onze fois Corentin ou onze fois son père, on ne sait pas, Michon a refermé la porte. Peut-être ne voulait-il pas qu’on voie que c’était onze fois lui.
Voir également le dossier complet consacré à Pierre Michon dans le Matricule des anges, n°103 de mai 2009 que nous reproduisons en annexe de la page auteur.