Le Monde, 3 mai 1997, par Francis Marmande
La question de la littérature, du frère et des taureaux
On n’aurait pas dû. Dans les nuits vides de la Plachote, après la rue Passemillon, on mimait des corridas : le gros faisait le cheval, les filles, un public plus ou moins en mantille, l’un de nous jouait des pasos à l’harmonica. Sauf à être du métier, on ne peut regarder un proche quand il torée. C’est trop dur.
Le 25 novembre 1991, Christian Montcouquiol, trente-sept ans, s’est donné la mort dans son garage à Caveirac, dans le Gard. Il voulut être torero et le fut. Il est le torero d’origine française qui s’est le mieux imposé, en Espagne comme en Amérique, dans les plus grands cartels. Deux ans plus tôt, à Arles, le 10 septembre 1989, un taureau de Miura redoutablement armé, qu’il venait de prendre avec sérieux, l’a soulevé comme un pantin, expédié dans les airs avant qu’il ne retombe sur la nuque, les vertèbres en miettes, sauvé personne n’a jamais su comment de la mort : il l’a assez regretté, avant d’en finir. C’est tout.
« Christian est mort à trente-sept ans, comme notre père. Et je cherche maintenant un sens à ma vie dans le souvenir de ces deux jeunes morts. » Christian Montcouquiol, dont il est question dans cette phrase de son frère aîné Alain, qui fut aussi son « apoderado » (imprésario, homme de confiance), portait un surnom de torero : Nimeño. Le premier des Nimeño, c’est Alain, l’auteur du livre Recouvre-le de lumière. Montcouquiol n’est pas écrivain. Il y a pourtant plus de personnages et d’histoires dans son livre que dans les romans. Cette femme par exemple, Concha, qui le loge et le nourrit à Madrid, lorsqu’il veut être lui-même torero, dont il surprend, il en est contri, le secret : « Dans un verre d’eau, elle trempait des morceaux de coton du bout des doigts pour en modeler de petites dents trop blanches avec quoi elle bouchait le vide de deux incisives qui lui manquaient. » Le Douglas Sirk de Pylons aurait su l’entendre. Le plus grand des toreros français, son petit frère, est mort à trente-sept ans d’un taureau de Miura. Pas de la corne directement, mais de ne plus pouvoir toréer : cette première mort. Il s’est donné la mort que le taureau lui avait prêtée.
Une histoire de gosses
Au Mexique, où Nimeño fut un dieu – ni français, ni espagnol, ni aztèque mais vraiment torero –, un vieil Indien avait dit à l’aîné, une nuit de blessure, une nuit d’intervention chirurgicale, une de ces nuits d’insomnie, d’anesthésie et de cigarettes où l’on voudrait ne s’être jamais fait torero, n’avoir jamais poussé son frère à le faire, qui s’y est bien poussé tout seul, une de ces nuits où l’on voudrait dénaître, une de ces nuits d’éclairs où c’est l’intérieur du corps qui tremble, les viscères, les os, la carcasse, le vieil Indien qui savait le remède avait glissé à Alain : « Pense fort à lui, recouvre-le de lumière. » Voilà le titre, l’aventure. Dès qu’il s’agit des taureaux, tout prend un air de bêtise et d’enfer.
Ce que raconte Montcouquiol, avec des mots de tous les jours, c’est une histoire de gosses, de gens du peuple que la fièvre des taureaux casse d’un coup. Écoutez les noms et les prénoms de Montcouquiol, d’Orlewski Lucien (Chinito), de Dombs Bernard (Simon Casas), peut-être comprendra-t-on ce qui les pousse. Au passage, quelques scènes à la pointe sèche, rapides, expédiées : Dombs et Montcouquiol à Madrid, dessinant à la craie sur les trottoirs, faisant les clowns, se procurant Sartre, Rimbaud, lisant comme des fous, Genet, Poe, Baudelaire, Lautréamont et les surréalistes. De toutes les façons, on peut tout faire quand c’est toréer que l’on veut, cela n’a aucune importance. De l’autre côté des Pyrénées, ils s’appellent Arroyo, Ruiz Miguel, Rivera, ce sont des noms de rien. Rien ne les prédispose à ça, ni ces notables pomponnés qui devisent par familles en sirotant ni la petite hystérie par où fuit l’inconscient et qui fait écrire des sottises, encore moins le goût de se faire valoir. Rien. Ce sont des types du quartier. En Espagne, ils eussent été toreros : garçons chavirés par l’idée de comprendre les taureaux, l’idée de toréer leur peur, plus grande que des cornes, et ce destin voulu.
Ce qui est terrible dans le livre d’Alain Montcouquiol, outre ce qui le commande – l’amande amère du désir de comprendre –, c’est la façon dont ça arrive. Pas seulement les gestes saisis de l’intérieur, cette double connaissance de celui qui n’a pas pu et qui laissa son frère faire, cette connaissance de l’inconnaissable qu’est le désir de ça, le mutisme, la peur, le moment de l’habillage où la façon de dire sa peur est de se dire à l’étroit (« ça serre trop », ronchonnent-ils en dégageant la tête) ; encore moins les instants inutiles pour quoi l’on vit, un risque à peine entraperçu par trois professionnels, un geste de rien qui engage la vie ; l’humiliation et les tunnels où la chance déserte, tout un concerto de l’ahurissant, dont Alain Montcouquiol est bien placé pour rendre en seconde main la partition. Non, c’est plus modeste, plus douteux, c’est le chant de mort et de désarroi qu’en dépit de sa modestie il ne peut étouffer. Le roman du frère disparu.
Scène pour Picasso : « Enfant, il m’avait vu banderiller une grande jarre de terre dans le jardin de la maison que nous habitions alors. Je m’enfermais parfois aussi dans ma chambre, pour dessiner dans le vide, au son d’un paso doble, des faenas imaginaires que je terminais, mon épée de bois pointée vers la porte communiquant avec la salle à manger. » La seule chance d’El Nimeño sera de rester torero jusqu’au bout. L’autre ne peut qu’en écrire.
C’est d’avoir vu son frère costumé en torero lors d’un carnaval qui a mené Giogia Fioro, photographe, dans les callejones de toutes les places, jusqu’aux plus petites du sud de l’Andalousie, ce qui est intéressant, où se courent les taureaux. Comme des styles et des manières de toréer, son album suggérerait pas mal de commentaires : sur l’esthétisme, la dramatisation et le sens, par exemple. Ce à quoi échappe, par pudeur et par nécessité, Alain Montcouquiol. Même remarque pour la monographie de Jacques Francès consacrée à la figure légendaire du « Gallo », ampoulée et riche à souhait, c’est un style. La question n’est pas là. Il n’est pas de livre indifférent. La question, c’est celle-ci : depuis qu’on siège dans la réprobation (depuis le XVIIe siècle, à peu près), que faire au juste des livres et des images de taureaux ? Les brûler ? Allons-y, mais à quel prix pour l’histoire de l’inconnaissable ? Les documents qui vont au fond comme l’étude d’un Bernard Traimond par exemple, Les Fêtes du taureau : panorama ethnographique du rite, du jeu et de la représentation ? La question de la lecture, de la littérature et de ce que l’on en fait y est entière engagée. Dans le souvenir du sérieux d’un garçon, Nimeño II, qui la prit à la lettre.