Le Monde des livres, 24 avril 2009, par Cécile Guilbert

Les Onze, de Pierre Michon : l’origine de la Terreur

En 1992, date à laquelle Pierre Michon se lance dans le chantier fictionnel aujourd’hui publié sous le titre Les Onze, il déclare dans un entretien que « le religieux n’est que la pétrification et le semblant du sacré ». Soit exactement ce dont lui-même fait l’objet depuis vingt ans : un culte pétrifié, que le combustible métaphysique de ses livres et sa biographie alimentent.

Autant dire que ne pas communier dans cette idéologie du littéraire, où l’équation langue châtiée pseudo-classique + rareté éditoriale et médiatique + vie en province = grantécrivain tel que l’incarna Gracq, vous désigne illico comme insensible, barbare, peut-être même mauvais citoyen. Ayez le malheur d’ajouter que le grand art enthousiasmant ne vous semble surgir qu’à la condition, précisément, de récuser toute emprise généalogique (le roman sexuel, familial, villageois, c’est-à-dire communautaire, donc mortuaire) en refusant toute finalité sociale, votre compte est bon. Mais tant pis. L’enjeu de la critique consiste surtout à comprendre un écrivain. À partir de son trajet singulier comme à l’aune de tout ce qu’il a déjà écrit, de l’ampleur de son ambition et de ses forces. D’autant plus que Les Onze est un livre passionnant. Et qui donne à penser.

« Les marais du savoir »

Entrepris il y a dix-sept ans, ce texte annoncé comme « roman sur la Terreur » en 1997, partiellement publié en revue, perdu cinq ans plus tard « dans les marais du savoir », puis abandonné, et dont son auteur dit en 2004 « il ne sera jamais fini » – ce texte pourrait bien figurer dans l’œuvre de Michon ce que La Grande Beune (Verdier, 1996) fut à L’Origine du monde (Fata Morgana, 1993) : la réduction au court format qu’il affectionne et dans lequel il excelle d’une vaste fresque dont il s’est lassé.

Sept ans après la publication de Corps du roi, considéré comme rompant avec la série de récits inaugurée par Vies minuscules (Gallimard, 1984), Les Onze constituent-ils un nouveau tournant ? Oui, car il entreprend ici ce qu’il n’a jamais fait, quoique demeurant dans la matrice des vies, figures et portraits dont il sait si bien convoquer les apparitions. Il ne propulse plus des noms réels mais anonymes vers la grandeur (Vies minuscules, Abbés), ni ne casse des noms mythiques par l’entremise d’anonymes plus ou moins imaginaires (Vie de Joseph Roulin, Maîtres et Serviteurs), mais crée ex nihilo un personnage devenu glorieux par l’engendrement d’une œuvre majuscule. Soit le peintre François-Elie Corentin, né en 1730, fils d’un écrivain raté et d’une mère d’ascendance noble, futur auteur des Onze, « le plus célèbre tableau du monde », portrait collectif des onze membres du Comité de salut public, trônant aujourd’hui au Louvre et dont le narrateur raconte avec virtuosité l’histoire fascinante de la commande. Et comme il a voulu réparer jadis l’injustice de vies bousillées en les nimbant d’or, Michon imagine, dans un moment historique qui en fut notoirement dépourvu, un chef-d’œuvre.

Or, si cette « invention » est rendue parfaitement plausible par l’habileté consommée avec laquelle sont mêlés documentation historique serrée et éléments inventés, elle ne dépayse nullement le lecteur, tant les thèmes habituels de Michon sont ici chauffés à blanc. Du coup, impossible de tirer les multiples fils d’une narration où sont conjugués, dans une grande ambivalence complexe, à la fois tous ses motifs autobiographiques (ruralité, absence du père, culte de l’éducation, fusion maternelle, salut) et l’évocation des deux « mythes sociaux » que sont pour lui la Révolution et l’art.

Dans ce « siècle de fer de la douceur de vivre », la croyance littéraire, après avoir pris la place de celle en Dieu (« Dieu changeait de nid, en quelque sorte », écrit-il), est évincée par la politique. En nous enseignant (vérité historique) que tous les membres du Comité de salut public (sauf un) étaient des écrivains ratés et que le tableau peut être décrypté tantôt sous des projections symboliques paternelles, tantôt sous des figures matricides de violeurs limousins, Michon suggère que la Terreur participe d’un violent ressentiment social contre l’injustice de l’élection artistique. Même si « le Dieu trois qui est un » se dissout dans « les couleurs trines de la République », le religieux est toujours à l’œuvre et l’Histoire sauvage. D’où cette scène de crime qui est aussi une Cène laïque. Chez Michon, la littérature constamment métaphorisée en royauté occupe la place de Dieu et du Père.

Que penser alors de l’opération marquant du sceau du plus grand art onze « parricides » (ainsi s’appelaient à l’époque les régicides) ? Sans doute signe-t-elle le déchirement intime de l’auteur entre l’inégalité que suppose l’individuation de l’art et l’égalité sociale promise par la révolution. Faut-il, pour résoudre l’aporie, se nommer Corentin et se voir commander la splendeur par la Terreur elle-même ? La solution est idéaliste. Tout le monde ne peut pas s’appeler Sade.