Le Nouvel Observateur, 25 janvier 1996, par Catherine David

Ce qui « perche au ventre » des hommes ne dit jamais son nom, mais cela oriente la plume, soulève les jupes de la langue, longe les lèvres de la falaise et celle de la forêt « aux arbres cuits », cela crache les mots : le fluide se répand jusque dans la syntaxe, fait gonfler la métaphore, le sexe envahit Castelnau et les yeux étonnés du lecteur, découpe le réel selon ses lignes de fracture, et la langue française ainsi adorée, lustrée, châtiée, gémit d’aise sous l’outrage michonien et livre ses plus intimes merveilles.

Cézanne ne peint pas plus juste que Michon n’écrit, puisqu’il écrit avec son sang. En trois phrases il vous plante une ère, un paysage, une femme, une rivière, une carpe argentée étripée. Michon est pur et perdu dans le monde normal où l’invisible se cache avec ses vieux fémurs, le monde normal du Loto et de la pluie battante, le monde des nattes et des devoirs de français. Lire La Grande Beune, en tout cas, est un devoir de français. Aimer cette langue, c’est aussi la célébrer quand elle apparaît toute nue, lavée par la pluie provinciale, dans le chef-d’œuvre du jour. Car la langue française est enfin neuve dans ces pages, et plus elle est tenue, exacte, bridée, plus elle déchaîne ses forces secrètes, plus elle rayonne.

Pierre Michon casse l’écorce, épluche le noyau, dénude l’amande et son appel nous va droit au cœur, droit au volcan inconnu qui mord les entrailles et lance ses étincelles vers le feu du ciel. Couchée dans les mots, Yvonne la buraliste sort du papier, redresse sa croupe, soulève son corps gras où fermentent les démons de l’espèce, offrant « l’écriture absolue qu’elle porte au visage ». Femme préhistorique, elle remonte aux origines en direct, elle n’a nul besoin des détours paléontologiques pour se vautrer dans ce qui nous précède absolument, ce sans quoi il n’y aurait ni préhistoire, ni préhistoriens ni bureaux de tabac.

[…] On se damnerait pour posséder cette écriture absolue.