Le Passe-Muraille, février 1996, par René Zahnd

À quoi tient l’étrange pouvoir des textes de Pierre Michon ? La question peut devenir obsédante. Alors on y retourne, on replonge dans ces poignées de pages pour en éprouver une fois encore les sortilèges. Et quoi ? Bien sûr : au début est le Verbe. Et là, pour bien saisir ce que le lecteur éprouve en se frottant à cette phrase, le recours à la métaphore s’impose. Imaginons au-delà des mémoires, des idiomes et des ans, qu’il se trouve un endroit où tout est dit, où toute parole préexiste : un magma primordial de mots et de livres, forts d’une énergie prodigieuse. L’écrivain est celui qui parvient à puiser. Et chaque écrivain le fait à sa manière : l’un avec désinvolture, l’autre avec ruse, avec générosité, avec allégresse, avec force, et ainsi de suite… La variété est infinie. Et Pierre Michon ? On peut tenter de se figurer son travail, d’après la matière qu’il nous donne. Il va à la mine. La substance qu’il en extrait, il la triture longuement. Acharné sur chaque syllabe, il fait, défait, refait mille fois la phrase, et l’agencement de toutes les phrases, pour finir, oui, épuisé peut-être, par expulser des livres ouvrés, qui rayonnent de puissance et de violence ; dans l’idéal, il n’y pourrait plus rien changer. Et le lecteur y est submergé par une langue étincelante, forcée parfois comme une amante récalcitrante, mais pour mieux en tirer vigueur et beauté. Entre Pierre Michon et l’écriture se devine une relation d’amour traversée de passion et de violence.

Mais que nous disent les textes ainsi nés, extirpés au néant, entre instinct et savoir, et rendus dans un style si élevé que naguère il eût convenu aux récits des rois et des princes, aux histoires des saints et des légendes ? Ils nous disent d’abord des vies minuscules : de simples moments d’existence. Surtout ils ouvrent des mondes au-delà de ce qui est dit, non pas à la manière de tel poète tricoteur par l’usage immodéré du blanc de la page, mais bien par l’écho des mots, par l’harmonique des phrases, par une explosion d’émotions et de résonances qui éclate dans l’imaginaire de celui qui lit. Une question de densité. La plupart des livres de Pierre Michon sont minces : quelques dizaines de pages souvent aérées. Ce sont des plaquettes, mais leur poids excède, par le talent qui s’y manifeste, le poids de tant de pavés éditoriaux.