L’Express, 23 avril 2009, par Baptiste Liger

Écrivain de salut public

Après six ans de quasi silence, Pierre Michon, auteur discret des Vies minuscules, a confectionné Les Onze, enquête sur un mystérieux tableau de la Révolution. Rencontre avec ce styliste atypique.

Il existe deux sortes d’écrivains : d’un côté, les prolifiques, réglés comme des pendules, qui, à l’image d’une Amélie Nothomb, ont toujours une cuvée de l’année dans l’actualité ; de l’autre, les taiseux – à la Jean-Jacques Schuhl ou à la François Weyergans – dont la rareté fait de chaque nouvel opus un événement pour leurs admirateurs. Depuis 2002, on n’avait guère de nouvelles de l’insaisissable Pierre Michon. Il faut dire que, cette année-là, ce grand discret avait publié, d’un seul coup, deux ouvrages, Abbés et Corps du roi. Lorsqu’on lui parle de ce silence de plusieurs années, l’auteur s’en amuse. « Moi, je n’ai pas trouvé ça très long. Et je n’ai pas été tout à fait silencieux. » Certes, en 2007, notre homme était sorti du bois avec un recueil d’entretiens sur la littérature, au titre ô combien ironique : Le roi vient quand il veut… Notre monarque a donc décidé de revenir en avril 2009 avec Les Onze, texte inclassable de 140 pages entamé… il y a plus quinze ans ! « Je sais que c’était en 1993, pour marquer le coup du bicentenaire de la Terreur, se souvient Michon. Mais je n’ai pas “mis longtemps”, en somme. J’y ai travaillé par petits coups brefs, quoique je n’aie guère cessé d’y penser : deux mois dans l’hiver 1993-94, où j’ai écrit les trois premiers chapitres ; en mars 2008, où j’ai rédigé le chapitre IV ; en octobre 2008, où j’ai achevé la deuxième partie. » Si cette gestation à vitesse de gastéropode et ce planning peu orthodoxe ont de quoi surprendre, l’écrivain est coutumier du fait. Sa méthode avait d’ailleurs fait ses preuves sur son premier texte, devenu « culte » : Vies minuscules.

C’est en 1984, grâce à l’enthousiasme de Louis-René des Forêts chez Gallimard, que le public découvre Pierre Michon, dont le nom condense à lui seul toute la singularité : brièveté, simplicité, humilité, sans oublier ce petit parfum de terroir. Après dix-huit ans de labeur, Michon accouchait donc de ces Vies minuscules, recueil de courts récits d’inspiration autobiographique, où figure en fait l’intégralité de sa vie – depuis sa naissance en 1945. Les pages semblent en effet hantées par l’histoire de ce fils de la Creuse, dont le père a très tôt quitté le foyer familial. À cette absence répondit l’irruption, sous le même toit, de ses grands-parents maternels et, avec eux, d’un patois qui se superposa à la langue enseignée par sa mère – institutrice – ainsi qu’à tous les poèmes appris par cœur par le petit Pierre.

Sans doute ce mélange des langages provoqua chez le jeune homme un intérêt tout particulier pour les mots et la tradition. Étudiant en lettres à Clermont-Ferrand, il consacre toutefois son mémoire de maîtrise à un écrivain très peu académique, Antonin Artaud. Et, peu enclin à embrasser une carrière d’enseignant et à profiter des avantages du catalogue de la Camif, ce maoïste convaincu (il a 23 ans en mai 1968) s’engage un temps dans la troupe de théâtre d’essai des frères Kersaki puis vit, dans les années 1970, toute une période bohème, entre manque d’argent, logements de peu et autres paradis artificiels (avec un penchant, jamais renié depuis, pour la « dive » bouteille). Un monde utopique s’écroule bientôt sous ses yeux et, avec lui, certains préceptes esthétiques de l’époque. Avoir fréquenté l’avant-garde lui permet finalement, par effet de boomerang, de mieux se rapprocher d’artistes dits classiques. « Je me dis souvent que je suis un homme du XIXe siècle », reconnaît aujourd’hui l’auteur, ami (ou ancien ami) de quelques autres non-conformistes de sa génération, les Rolin, Jean et Olivier […], François Bon, Jean Echenoz, Pierre Bergounioux, Patrick Deville…

Pour autant, si elle se nourrit de grands noms du passé – de Rimbaud à Hugo en passant par Flaubert ou Villon, pour les hommes de lettres ; Watteau, Courbet, Goya ou Van Gogh, pour les influences picturales – l’œuvre de Michon ne se parfume pas à la naphtaline. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à lire les splendides et intemporels Vie de Joseph Roulin, Maîtres et Serviteurs ou La Grande Beune. Chez l’auteur, le sujet compte moins que le travail de la langue – même si cette expression le chagrine : « Le mot de “travail” s’applique mal – à moins qu’on ne parle d’un travail sur moi-même – à cette mise en transe qui m’est personnelle, cette recette que j’ai du mal à expliquer… »

Si cette intégrité esthétique et son austérité formelle lui valent d’être adulé par la critique et d’être enseigné dans toutes les facultés, Pierre Michon n’a pas forcément l’argent du beurre. Loin du clinquant VIe arrondissement, ce père d’une fille de 11 ans vit (très modestement) de sa plume – de quelques bourses d’écriture aussi – dans une petite maison, du côté de Nantes. Il n’est pas de ceux que l’on croise sur les plateaux de télévision, qui sont peut-être les descendants médiatiques des héros de ses Onze, les flamboyants membres du Comité de salut public (citons-les, pour mémoire : Billaud, Carnot, Prieur [de la Marne], Prieur [de la Côte-d’Or], Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André). Ces onze-là, on les retrouve réunis sur une toile de propagande, signée Corentin. Vous ne connaissez pas ce « Tiepolo de la Terreur » ? Et pour cause : c’est une pure invention. Avec une verve étincelante et une intelligence jamais démonstrative, Michon s’est amusé à raconter la genèse de ce tableau fictif et de ce vrai-faux peintre de Combleux. « On ne touche pas impunément à un monument comme la Révolution française, souligne, modeste, ce grand lecteur de Michelet. La preuve : il n’y a que trois romans notables sur la question – et encore ne sont-ils pas les plus réussis de leurs auteurs : Les Chouans, de Balzac, le Quatrevingt-Treize, de Hugo, et Les dieux ont soif, d’Anatole France. »

Au-delà du jeu avec l’Histoire se dessine ici, en pointillé, un subtil autoportrait du créateur. « La donne familiale de Corentin est un peu la mienne : le père absent, l’amour exubérant des mères, l’ambivalence envers la mère… » Michon ajoute alors, un peu goguenard, cet aveu en guise de leçon à retenir : « On fait toujours avec ce qu’on a. »