L’Humanité, 17 mai 1997, par Claude Cabanes
La corne et la corde
Il était torero. Un sombre dimanche de septembre, en 1989, dans les arènes d’Arles, le taureau de l’élevage de Miura baptisé « Panolero » lui a brisé la colonne vertébrale pour toujours. Deux ans plus tard, il s’est pendu. C’est le récit de la « passion » tragique de Christian Montcouquiol, dit « Nimeño II », que livre son frère Alain, dans un élan de tendresse éperdu.
Ces pages ont le sombre et pathétique éclat de l’amour que rien n’épuise : l’amour d’un matador pour les « toros » et l’amour d’un homme pour son frère. Le premier ne lui a pas survécu ; le second en est définitivement habité. Ce qui unit le noir destin de l’un et la confidence douloureuse de l’autre est contenu dans ce mot, aux parfums anciens, la pureté. Comme l’on dit ou l’on écrit, un cœur pur…
Il lui en a fallu du cœur, à « Nimeño II », sur la route qui mène des faubourgs populaires de la ville de Nîmes aux sommets escarpés de la tauromachie, qu’il a été le seul Français à atteindre. D’un regard, on le savait : cet homme était tout de vaillance, de devoir et d’innocence. Je l’ai souvent vu toréer sur le sable de la « plaza » de Fezensac, qui lui était fidèle, et je n’ai pas oublié son terrible combat face aux fauves de Martinez Elizondo, dans les années vingt, aux côtés d’un autre valeureux, Damaso Gonzalez, à la peau brûlée par tous ces soleils des fins d’après-midi et par le temps qui passe. Christian a franchi tous les obstacles : la peur, la blême compagne de tous les jours ; l’apprentissage, cette longue errance incertaine et parfois famélique de Castille en Andalousie ; le mépris, denrée commune des hauteurs ; le doute, avec la première corne qui déchire la cuisse ; l’affairisme, qui en a dévoré plus d’un ; la notoriété et sa quincaillerie… Le matador nîmois a gagné tous les combats : il a perdu le dernier, celui d’un monde sans « toros ».
Son frère, Alain en a pris douloureusement sa part. Il confie avec une infinie pudeur les péripéties de cette lutte avec le spectre, qui va durer deux ans, du bloc opératoire de l’infirmerie des arènes d’Arles au dessin de la poutre où pend la corde. Il cherche la source et le secret de cette défaite dans les méandres de la vie, du côté de l’enfance peut-être et de ce père tué dans un accident de moto ou du côté des grands bonheurs les soirs de triomphe, quand on pique des bouts de calamar et des morceaux d’omelette sur le bois du bar espagnol. Il cherche le mystère de la mort du peintre qui ne permet plus et ne peut plus vivre, de l’écrivain qui n’écrit plus…
Il y a ceux qui vivent de la corrida ; il y a ceux qui en meurent. La dernière page du livre d’Alain Montcouquiol tournée, la dernière phrase lue, le dernier mot évanoui, j’aurais aimé le croiser au coin d’une ruelle de Nîmes, le saluer, et le prendre dans mes bras.