L’Humanité, 7 mai 2009, de Jean-Claude Lebrun

Vues sur un tableau

L’entreprise, pour laquelle Pierre Michon bénéficia d’une aide à la création du conseil général du Val-de-Marne, remonte à dix-sept ans. Pendant ce temps de macération, huit autres livres parurent. Comme si ce récit faisait s’avancer l’écrivain sur un terrain escarpé. On sait qu’il fut sur le point de renoncer. Aux prises avec une matière terriblement délicate. Comment en effet construire le récit de la commande et de la réalisation d’un tableau dans lequel l’humain, l’historique et le symbolique opèrent une jonction dont on ne connaît guère d’équivalent ? Comment faire œuvre littéraire d’un rapport exceptionnel entre l’art et l’histoire ? Les Onze apportent aujourd’hui leur réponse aux deux questions.
Les Onze, ce fut à l’origine, en 1794, un tableau composé par François-Élie Corentin. Ce travail monumental, que Pierre Michon considère comme le chef-d’œuvre du peintre, est exposé au Louvre. Il représente, réuni autour de Robespierre, le Comité de salut public qui instaura les treize mois de la Terreur, du 2 juin 1793 au 27 juillet 1794. Dans son Histoire de la Révolution française, parue un demi-siècle après, Michelet ne consacra pas moins de douze pages à cette peinture. Sous les allures scientifiques du positivisme, il écrivit en fait, nous dit Michon, un « roman, […] pris pour argent comptant par toute la tradition historiographique ». L’œuvre d’art devenait donc un document, à partir duquel un récit de l’histoire s’élaborait. Une fiction se substituait à l’analyse, pour dire le réel. Pierre Michon ne procède pas autrement. Sauf qu’il n’ambitionne pas de produire un effet de réalité. Les pages d’ouverture de son livre ne laissent là-dessus planer aucun doute. Elles nous font revenir dans les années 1751-1752, sur les bords du Main, à Wurzburg, où le Vénitien Giambattista Tiepolo exécute la célèbre fresque de la voûte du grand escalier de la Résidence. Une discrète figure de page semble y aimanter les regards. Et interroge Michon. Car ce personnage porte certes clairement les attributs de sa fonction, mais il les transcende : en lui se reconnaît d’abord une personne. Le détour était nécessaire, puisque quelque chose du même ordre se produit dans le tableau de Corentin.
Robespierre, Saint-Just, Couthon, Carnot, Barère, Billaud, les deux Prieur, Collot d’Herbois, Lindet, Saint-André : le Comité de salut public s’y trouve représenté au complet, de façon délibérément sobre. Corentin, qu’on surnomma « le Tiepolo de la Terreur », réussit en l’espèce le tour de force de peindre en même temps, pour chacun d’entre eux, l’un des grands rôles de la dramaturgie révolutionnaire et le simple humain qui lui prête ses traits. Pierre Michon s’interroge sur cette performance picturale et sa signification politique. Et là derrière sur les raisons de la commande faite au peintre par le Comité, comme sur le choix esthétique de celui qui, à la même époque, travaillait au côté de l’emphatique David. Une citation de Baudelaire placée en épigraphe ouvre une piste possible : « C’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre. » Pour ces révolutionnaires à l’image de leurs semblables et cependant portés au-delà d’eux-mêmes. Mais aussi pour l’artiste. Impossible de ne pas voir là finalement ce qui se produit autour de Pierre Michon. Avec ses textes hors du temps, ses figures tels des types, sa retenue, son refus des effets, sa rareté, sa posture de retrait. Et sa présence considérable, inversement proportionnelle à son absence, dans le champ littéraire. On se rappelle la parution, en 2007, de la somme d’entretiens intitulée Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature. Le volume dépassait presque en épaisseur la totalité de l’œuvre de Pierre Michon.
Français-Élie Corentin, avec Les Onze, alimenta longtemps l’écriture de l’histoire de la Terreur. Il est ainsi des hommes, figures de l’histoire ou créateurs, dont une œuvre parvient à untel niveau de sens par rapport à leur temps, qu’elle cristallise pour longtemps la réflexion. En ce récit, comme dans le tableau de 1794, se trouve précisément concentré un art qui donne à penser les enjeux multiples de la représentation esthétique. Dans le champ politique. Dans celui de l’histoire.