L’Humanité, 7 mai 2009, par Alain Nicolas
« On ne représente pas à la légère les Représentants »
Entretien avec Pierre Michon. Propos recueillis par Alain Nicolas.
Imaginant une toile représentant les membres du Comité de salut public pendant la Terreur, Pierre Michon nous livre une méditation sur le pouvoir.
L’auteur de Vies minuscules et de Vie de Joseph Roulin se collette depuis longtemps avec la « grande » histoire et les « grands » hommes. Il imagine un tableau représentant les onze membres du Comité de salut public pendant la Terreur (voir […] la chronique de Jean-Claude Lebrun). Il s’entretient avec nous sur la genèse et la portée de ce roman sur l’art et le pouvoir, le théâtre et l’histoire.
Les Onze est l’histoire d’un tableau que vous avez imaginé. D’où vient cette idée ?
J’ai beaucoup pensé à certains tableaux très situés, très historiques, et j’ai beaucoup pensé à la Ronde de nuit de Rembrandt. Cela remonte à un hiver très froid de 1992, à Orléans, au cours. Je lisais en même temps un livre sur la Terreur et un livre sur Tiepolo. J’ai pensé que nous étions à la veille du bicentenaire de 1794, et j’ai eu l’idée d’écrire un livre, comme je l’avais fait pour Rimbaud, au centenaire de sa mort. Et je me suis demandé comment mettre dans un livre la Terreur et la peinture. J’ai alors eu l’idée de ce tableau, qui n’a jamais été fait, et qui ne devait pas l’être.
Pourquoi ?
Parce que le Comité de salut public n’était pas, du moins au départ, un gouvernement. Même si Saint-Just a déclaré par la suite : « Le gouvernement est révolutionnaire jusqu’à la paix », c’était une structure provisoire, révocable de mois en mois par la Convention. On ne pouvait donc le représenter « en gouvernement ». J’ai voulu décrire ces onze personnages dans les costumes de l’époque, avec des collets renversés comme les personnages de la Ronde de nuit de Rembrandt sont en fraise, peints dans ce tableau « politiquement impossible
Parce que ce tableau est un piège.
Évidemment. En cas d’échec, il montrera leur soif de gloire du Comité de salut public, son penchant pour la tyrannie. En cas de succès, il passera pour une célébration anticipée de leur légitimité démocratique. Tous les tableaux politiques sont doubles. Pensez au Richelieu de Champaigne. C’est à la fois le tyran et le père du peuple. Les Onze est un grand tableau politique parce que, dès qu’il est sorti de l’ombre, tout le monde, royalistes, républicains, s’en est emparé. Les royalistes pour fustiger les bourreaux, les républicains pour glorifier les artisans de la Révolution. Tout grand chef-d’œuvre politique est consensuel après coup. Guernica, le Serment du Jeu de Paume, Bonaparte au pont d’Arcole sont dans ce cas.
Il y a un fil pictural dans votre œuvre, de Lascaux à Watteau et Van Gogh. Avec Corentin, on part de Tiepolo pour aboutir à Goya.
Qui est Corentin ? Il fallait qu’il soit crédible historiquement. C’est un disciple de Tiepolo (1), qui a rompu avec le baroque, comme l’a fait Goya, par le caravagisme (2), sans devenir un néoclassique comme David qui est allé chercher des formes lumineuses et sculpturales dans l’Antiquité. Corentin, c’est Goya si la France avait eu la chance de l’avoir. Mais avec quinze ans de plus. C’est en fait un précurseur de Goya. Dans des textes préparatoires à ce livre et qui n’ont pas été publiés, je prête à Baudelaire cette phrase : « Ôtez Corentin, Goya est impossible. »
On passe des ciels clairs et peuplés de Tiepolo à une scène finale en clair-obscur. Ce n’est pas seulement le tableau, mais l’ensemble du livre qui s’assombrit.
J’avais pensé à donner des titres aux deux parties. La première aurait pu s’appeler « Tiepolo » ou bien « l’Ancien Régime » ou « le Dix-Huitième ». La deuxième « Caravage » ou « l’Après-Révolution », ou « le Dix-Neuvième ». La pre-mière partie, je l’ai écrite comme si j’avais un œil du dix-huitième siècle. La deuxième partie, c’est l’œil de Miche-let, l’œil caravagesque du dix-neuvième.
La première partie aurait pu également s’intituler « les Limousins ».
La situation des Limousins dans ces deux siècles est, comme celle des Savoyards et d’autres, celle d’immigrés de l’intérieur. Ils allaient faire les travaux les plus durs dans les villes. On parle des maçons de la Creuse, mais ce n’étaient pas des maçons. C’étaient des manœuvres, des débardeurs, des terrassiers, des portefaix. C’était le prolétariat de l’époque. Bizarrement, c’est là que la Révolution est la plus présente.
Dans la deuxième partie, on trouve cette « plèbe éternelle », la plèbe vaincue, impuissante et muette.
La première partie, qui est celle de la généalogie des personnages, est celle des prémices de la Révolution. L’exploitation, l’humiliation sociale. Dans la deuxième, il n’est plus question que du pouvoir. L’enthousiasme des premières années de la Révolution est retombé.
Saint-Just disait : « La Révolution est glacée. »
Précisément. Les gens qui étaient dans la rue en quatre-vingt-treize et quatre–vingt-quatorze n’étaient plus le prolétariat, mais une frange minoritaire, un peu incontrôlable. Le peuple quitte la scène.
Ces membres du Comité de salut public, vous les montrez comme des écrivains ratés.
Pas tous, d’ailleurs, ou pas tout à fait. Mais c’est aussi le cas du père de Corentin, qui s’était voulu poète. Ce qui fait que ce tableau, c’est onze fois son père, et onze fois le meurtre du père, puisque ce sont des régicides. Comme dans Totem et Tabou de Freud, onze fois le père tué, et les onze fils qui ont tué le père, le roi. C’est pourquoi le livre s’achève sur la horde primitive, sur Lascaux. Lascaux représente à la fois la pulsion de meurtre et sa sublimation sous forme de Dieu ou d’art. Parce que ce tableau c’est aussi cela : un panthéon. Ce sont les Olympiens. Et c’est la cène. Il y a toujours ce jeu entre onze et douze. J’ai daté la commande du tableau de nivôse an II pour que le Comité de salut public se soit réduit à onze par l’éviction d’Hérault de Séchelles. Le tableau est lesté de cette absence. Il porte la marque du manque. Collot ajoute d’ailleurs : « On ne représente pas à la légère les Représentants. »
Ce qui assure une sorte de convergence entre la littérature et la peinture, c’est le théâtre.
Je reprends, sans guillemets, cette phrase de Michelet : « Ils passaient sans changer de cothurnes des tréteaux à l’échafaud. » Cette seconde partie aurait pu s’intituler « Shakespeare ». À cause du métier de Collot d’Herbois qui avait joué Shakespeare. Et il le rejoue dans la réalité à Lyon, en faisant canonner les prisonniers. Toute la rhétorique des orateurs de la Révolution est théâtrale. Saint-Just a cette phrase qu’on penserait écrite pour la scène : « Je méprise la poussière qui me compose. »
Shakespeare est aussi dans la première partie du livre avec Tiepolo et ses esprits de l’air, qui font penser au Prospero de La Tempête.
C’est le Shakespeare riant et lumineux. Mais il est vrai que l’île enchantée de La Tempête n’existe que grâce au soubassement obtenu par l’exploitation forcenée des calibans (3) limousins. On pourrait bien, en effet, intituler la première partie « la Tempête » et la seconde « Macbeth ». Quoi qu’il en soit, on en arrive à cette question : « Comment représenter le pouvoir en de l’absence des dieux ? » On a essayé. L’art stalinien, par exemple, n’était guère convaincant.
Dans la scène de la commande du tableau, dans une église, vous vous attardez sur ce qui reste de ce caractère divin du pouvoir : les ors et les os des reliquaires.
Les os vont au feu et les ors seront fondus en monnaie. Et ce qui reste ce sont des reliefs de « repas de Suisses et de sacristains ». C’est le réel, en somme. Michelet l’avait bien senti, qui cherche à resacraliser le pouvoir de la Révolution. Il est pris entre l’exaltation mystique pour les héros morts et le démasquage des jeux du pouvoir.
Vous exposez assez précisément les rapports de forces et les enjeux.
En marchant sur des œufs. J’ai eu beaucoup de scrupules et de doutes. Je suis très ambivalent sur la Terreur. Je ne peux pas ne pas la condamner en tant qu’humaniste. Mais le conformisme antiterroriste actuel ne me fera pas dévier de mon admiration pour ces hommes. Il y a une très belle phrase dans l’admirable préface aux discours de Robespierre de Slavoj Zizek (4) : « Messieurs les théoriciens critiques, voulez-vous savoir ce qu’est la violence divine ? Regardez le gouvernement de la Terreur. » On assimile parfois la Terreur et les purges staliniennes, cela n’a rien à voir. Les violences de la Terreur se font dans l’urgence, sans plan préétabli, sans structures stables. Et ces gens qui s’entre-tuent s’aiment, voyez Desmoulins et Robespierre.
Vous nous donnez avec Les Onze ce qui est peut-être le plus théâtral de vos textes.
Certainement. C’est un monologue de théâtre. Le narrateur est un bonimenteur qui s’adresse au lecteur, avec ce « Monsieur » perpétuel. Je me dis mon texte dans ma tête, je me le chantonne jusqu’à ce que ça marche. Par exemple, une des choses qui font marcher le tableau, puisqu’on me dit que les lecteurs le voient, c’est la musique de l’énumération des noms : Billaud, Carnot, Prieur, Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barrère, Lindet, Saint-Just, Saint-André. Dans cet ordre précis. Quand on écoute bien, on a Billaud, ce bloc à la force extraordinaire, Carnot, la viande, les deux Prieur, l’histoire qui bégaie leurs noms suaves, ecclésiastiques, puis Couthon, qui tranche, Robespierre, Collot et son col renversé, Barrère, et les deux saints pour finir, sur cette référence aux représentations chrétiennes, aux images. On a dans ces noms la tension de cette « violence divine ».
Vous avez écrit des fragments importants qui ne se trouvent pas dans la version finale du livre.
Des développements entiers. Je suis surpris que personne ne me demande pourquoi ça s’arrête là. C’est qu’en octobre, je venais d’écrire le passage sur Lascaux. Et plus rien d’autre ne marchait, comme si j’avais atteint un terme organique du texte. J’ai donc décidé d’en rester là, de finir avec ce retour à l’origine. Mais des moments importants sont restés de côté. La mort de Corentin, par exemple. Des réflexions sur le regard, la frontalité des personnages. Et il y a surtout la suite. Comment le tableau refait surface, comment il finit par arriver au Louvre, Pavillon de Flore, juste au-dessus de la salle où se réunissait le Comité de salut public. Comment il devient le tableau le plus célèbre du monde. Je les publierai un jour. Il y a encore beaucoup à lire sur ce sujet.
(1) Giambattista Tiepolo (1696-1770), peintre vénitien baroque célèbre pour ses fresques à sujets mythologiques ou bibliques.
(2) Michelangelo Merisi, dit le Caravage (1573-1610), peintre italien caractérisé par une utilisation expressive de le lumière et de l’ombre ainsi que par le réalisme de ses modèles. Son influence donna lieu au terme de « caravagisme ».
(3) Dans la pièce de Shakespeare La Tempête, Caliban est un habitant autochtone de l’île réduit à l’esclavage par le « bon » magicien Prospero.
(4) Robespierre, entre vertu et terreur (Stock, 2008).