Libération, 18 janvier 1996, par Jean-Baptiste Harang

Michon impossible

À l’heure où l’on mesure la qualité des hommes à la quantité de leur ouvrage, de la matière qu’ils ont laissée sous eux, l’œuvre de Pierre Michon apparaît maigrichonne et ne guère mériter qu’un frugal salaire. Á 50 ans, il a installé sur l’étagère de notre bibliothèque une demi-douzaine de titres, finement rangés comme les doigts d’une main debout dont la paume frêle n’excède pas le travers d’une lame de couteau. Il n’a pas hérité de ces doigts courts et larges de taupe, ceux qui remuaient les outils et la terre de notre Creuse, ces mains utiles et soudain maladroites lorsqu’elles entravent les jours retirés, non, une génération d’instituteurs, ses parents, les a lustrées de cet ivoire qu’on prend au maniement des livres. Quelques volumes dont un seul, le premier, les Vies minuscules, passe en son extrême les deux cents pages pour la raison qu’il est composé de huit récits différents. Son texte le plus long, Rimbaud le fils, s’aère sur cent vingt pages. Á ce jour, l’œuvre de Pierre Michon, au-delà de sa répartition en volumes, est un carquois de quatorze récits jaculatoires (on le dit des prières, de l’art de l’archer), traits brefs, acérés, tendus, aussi énergiques et vains que ceux d’un Zénon d’Élée, au vol figé vers un saint Sébastien pâle, à la poitrine offerte, dérisoire et tonsuré comme ce Jean-Gabriel Perboyre bienheureux et martyr que Michon révèle dans La Grande Beune, et qu’ils n’atteindront jamais. Pierre Michon n’a rien écrit de publiable avant 37 ans, comme s’il avait fallu attendre que toute une vie de Rimbaud meure en lui avant qu’il s’y mette, à rebours : commencer par ne pas écrire, longtemps, ballotté par des fièvres artificielles entre les Aden et les Harrar qu’il peut, Clermont-Ferrand, Caen, l’ombre des femmes valant bien le commerce des armes, écrire en premier l’infernale saison illuminée de ses propres limbes avec les Vies minuscules, et finir par ses gammes, cette virtuosité contrainte dont on n’est ni dupe ni fier, sinon de savoir le travail bien fait, inégalable, des récits parfaits qui éblouissent le chaland mais que l’auteur regarde comme les fruits de l’établi, lisses, sous la varlope et le guillaume car depuis il sait, lui, que la grande douleur et la grâce s’estompent depuis le premier livre et que le tas de copeaux entre ses pieds est plus lourd que l’objet expurgé. Si Pierre Michon écrit des livres brefs, ce n’est pas par paresse ou impuissance, mais tout bonnement que son travail le plus assidu consiste à les raboter jusqu’à l’âme, et parfois même à les laisser s’user sous les yeux provisoires, distraits et discrets, des lecteurs de revues, avant de les exhiber dans le monde.

Ainsi La Grande Beune qu’il publie ces jours-ci se délivre de neuf années de gésine, d’une semence déposée dans quatre carnets trapus ouverts dès 1987. La Nouvelle Revue française en publia trois chapitres en trois livraisons successives de 1988 et, en 1993, les éditions Verdier et la revueThéodore Balmoral, dans une parution commune, Compagnies de Pierre Michon, en offrit deux autres chapitres, comme autant de visites de gestation, sortes d’échographies échantillonnées d’une œuvre en procès. Mis bout à bout, ces textes donneraient un livre plus vaste que les précieuses 88 pages serrées sous la couverture citron des éditions Verdier, aucun d’eux n’y figure en l’état, pas même le titre qui les réunissait, L’Origine du monde. Pierre Michon appelle encore aujourd’hui La Grande Beune « L’Origine » sous-entendue « du monde », comme l’indiquent ses carnets où il continue de prendre des notes comme si le livre s’y développait, ce sexe de femme, languide, peint par Courbet, d’où le monde est tombé. Á l’époque où paraissent les Compagnies de Michon(quatorze auteurs, quatorze exercices d’admiration et d’impatience), Michon était réputé avoir renoncé à L’Origine du monde, le vouant sans doute avec une gourmande résignation à l’éternité amniotique. Christian Bobin s’énerve, il nous somme de lire les deux chapitres inédits (et abandonnés depuis) : « Lisez et puis écrivez-lui. Engueulez-le. Dites-lui que c’est une honte, que quand on tient de l’or, on ne le lâche pas comme ça. Le poisson du livre est plus qu’à demi sorti de l’eau. Dites-lui qu’il fasse un effort, juste un effort, qu’il donne enfin ce livre de l’enfant perdu dans sa chair et son esprit. Qu’il le ramène en plein jour, ce gosse effarouché comme une chouette : on lui ouvrira nos bras et notre porte. On le fera asseoir à table, près de nous, dans la lumière et dans le calme. Dites-lui qu’on l’attend. »

On le lui dit, et le voilà, l’enfant perdu paraît, il s’appelle La Grande Beune, même s’il est celui d’une rivière, ce nom sonne à l’oreille comme la femelle du Grand Meaulnes. On ne sait pas si Bobin l’assoira à sa table, il ne le reconnaîtra pas, ni de lumière ni de calme, cette Grande Beune est noire et chavirée de désir. La Vézère reçoit les eaux de la Grande Beune aux Eyzies, après avoir baigné Montignac, salué Lascaux. L’histoire de La Grande Beune est une préhistoire, même si l’action (un désir est-il une action ?) est située en 1961. Michon avait d’abord pensé l’ouvrir sur cet exergue du paléontologue Leroy-Gourhan : « Il ne reste que des animaux à gros ventre dont plusieurs sont explicitement mâles », puis il se ravisa pour une épigraphe de Platonov : « La terre dormait nue et tourmentée comme une mère dont la couverture aurait glissé », parce que La Grande Beune est un livre femelle, des femmes d’en bas, frottées de terre, de pluie et d’hommes. Femelle comme les grottes préhistoriques qui le bornent.

Le narrateur est un tout jeune instituteur qui arrive à Castelnau, sur la Grande Beune, prendre son premier poste. Son regard s’égare sur trois femmes, Hélène, Mado et Yvonne. Hélène qui tient l’auberge, Hélène « vieille et massive comme la sibylle de Cumes », Hélène qui lui sert « à profusion de ces choses froides qui dans les récits tiennent au corps de pèlerins et de gens d’armes, avant que dans leur corps ne passe le fil d’une épée, à la traverse d’un gué tout noir et plein de larmes ». Mado, la jeunesse de la ville qu’il prend sans la voir sur le siège de la Dauphine, la main posée sur l’arçon d’un levier de vitesse. Et Yvonne, la buraliste, la beauté laiteuse (dans ses carnets, Michon avait noté pour elle le nom d’Ava Gardner), la brune au corps de rousse que rien d’autre de lui n’atteindra que son regard tendu comme un sexe trop court, trait immobile de l’archer pétrifié : « Ce visage royal était nu comme un ventre. » Ici les femmes sont mères ou le seront, et les enfants « leur chair surnuméraire ». Les hommes sont amants dans leurs rêves douloureux, les pères sont invisibles, en allés, comme ceux d’Arthur Rimbaud et de Pierre Michon, point noir où se croisent leurs deux vies renversées. Jeanjean vit à l’écart au pied de la falaise qui ourle la Beune, il est le mâle du livre. Yvonne traverse les champs, les bois, sur ses talons, crottant ses bas noirs à la terre préhistorique. Elle rentre, troublée et crâne, marquée des stigmates d’amours appuyées, « les lèvres en plaies et les yeux mâchés, les escarpins terreux, et parfois la grande trace, le trait de miel noir, le cassis enflé dans l’orgeat ».

Le trait de miel noir n’est pas seulement la marque d’une violence partagée, c’est aussi le trait archaïque, le trait premier de l’homme dans la grotte de Lascaux toute proche. Le récit de Michon n’est pas un tango fermé, une danse charnelle et squelettique en ombres projetées, quick-quick-slow, quick-quick-slow, avec changement de cavalière, il est la force d’une langue qui catapulte d’un seul geste irrésistible les mythogrammes rupestres depuis l’aube de la première humanité peinte et animale jusqu’à nos fronts blêmes, en ce siècle où, croit-il, finit la littérature. Et, l’écrivant, il la sauve. Ou du moins la relance.

Pourquoi Pierre Michon a-t-il attendu si longtemps pour laisser publier La Grande Beune ? Par lassitude, dit-il, par abnégation : « Au fond, je n’abandonne mes textes à un éditeur que lorsque j’en ai fait mon deuil. Lorsque je vois bien que ce n’est pas le texte du siècle. » Mais pas seulement, La Grande Beune est le seul récit de Pierre Michon d’apparence romanesque, les Vies minuscules sont vraies, obliquement autobiographiques puisque les huit vies rassemblées forment sa parentèle nommée, les autres récits se référent à des peintres, à Rimbaud, souvent par le truchement d’humbles tiers qui passaient dans leur ombre. Dans La Grande Beune, tout est inventé, même les lieux, si réels, Michon ne les avait pas reniflés avant qu’on l’y entraîne la semaine dernière pour le photographier. Or, Michon ne croit plus au roman : « C’est un genre en déclin, le roman linéaire, calibré, téléfilm, c’est fini, la littérature s’arrête avec le progrès humain, entre les deux guerres. N’écrivez pas cela, je ne veux pas faire de peine, j’ai de bons amis romanciers, certains écrivent de bons livres. » Michon ne voulait pas qu’on dise qu’il a écrit un roman. La Grande Beune se présente pourtant comme une essence de roman, premières phrases : « Entre les Martres et Saint-Amand-le-Petit, il y a le bourg de Castelnau, sur la Grande Beune. C’est à Castelnau que je fus nommé, en 1961 : les diables sont nommés aussi je suppose, dans les cercles du bas ; et de galipette en galipette, ils progressent vers le trou de l’entonnoir comme nous glissons vers la retraite. Je n’étais pas encore tombé tout à fait, c’était mon premier poste, j’avais vingt ans. » Mais ce n’est qu’une apparence, même si les choses sont dites les unes après les autres, le temps ne court pas dans le récit, et, lecture faite, le mythogramme surgit en son entier sur le mur de la grotte, le couple bison/cheval (Yvonne/Jeanjean) est au centre, dans le pinceau de la lampe, ils sont interchangeables, le signe féminin est une blessure, le masculin flèche ou sagaie. Le mythe est constitué, entier, étale, il est gorgé de sens, on ne le comprend pas. Sinon sa beauté, sous le marteau de la langue, comme un silex. Plus tard, Jeanjean nous fait visiter sa grotte, galerie glabre, blanche comme une page, éclairée et « d’un grand geste lent et un peu théâtral qui délia haut sa main, il embrassa tout cela : “Comme vous pouvez le voir, dit-il. Il n’y a rien” », page 71. Bref, Pierre Michon n’écrit pas de romans. Maintenant il nous faut revenir à l’origine, comme à chaque fois ainsi que Jacques Réda le fit, lui qui fut le premier éditeur de Michon, « car, écrit-il, rien ne peut faire qu’on ne relise désormais Vies minuscules à travers et comme à la suite des ouvrages qui l’ont suivi. J’ajouterai cependant que cette perspective ne trouble rien. C’est une transparence où l’on voit s’entre-tisser les fils d’une œuvre, déjà ». Pierre Michon est né aux Cards, dans la Creuse, le 28 mars 1945, d’un couple d’instituteurs, Aimé et Andrée Michon, fils d’Eugène et Clara (née Jumeau), fille de Félix et Élise Gayaudon. Á chaque confidence pudique et limpide que Pierre Michon nous fait sur les rives de la Grande Beune correspond une page nue, présente, violente et exorciste des Vies minuscules. Les amateurs d’énergiques émotions et de pure littérature y retournent sans cesse.

Le père en allé quand le fils avait 2 ans, « le chef borgne comme un pirate prit le large », Aimé avait perdu enfant un œil au lance-pierres, Pierre en fait un pirate, Frédéric Rimbaud était bien capitaine. Pirate, buveur et galant comme son fils (relire la Vie de la petite morte). Pierre Michon se souvient qu’à 7 ans, ou 8, il a vu à la grille de l’école un homme de dos pleurer. Plus tard il reçut de son père une carte d’Angkor Vat, égarée depuis. Á la sortie des Vies minuscules, Pierre écrivit à Aimé, il en reçut une réponse vague, de ces vagues à noyer les poissons, il disait : je vois que tu m’as remplacé avantageusement auprès de ta mère, il disait : dans notre milieu on ne vouvoie pas son père. Il est mort depuis peu et c’est tout pour le père dont l’absence remplit tous les écrits du fils, après qu’on l’eut systématiquement exclu des albums de famille.

Sept années d’internat au lycée Pierre-Bourdan à Guéret, Michon y apprécie cette société de garçons et d’hommes dont on l’a sevré, « là aussi se tapissait le Savoir, bête antique, inexistante et pourtant goulue, qui vous prive de votre mère et vous livre, à 10 ans, à un simulacre du monde » (relire les Vies des frères Bakroot). Les études de lettres à Clermont, la maîtrise sans maître sur le théâtre d’Artaud. Deux ou trois saisons de comédie avec le Théâtre d’Essai des frères Kersaki, Michon joue Jo le maquereau dans Splendeur et misère de Minette la bonne Lorraine, un boulanger brésilien dans Le Jeu de la miséricordieuse ou le Testament du chien, et Pozzo attendant Godot. Qui ne vint pas. Là, Pierre Michon ne sait pas trop si ce long blanc dans sa vie a duré cinq ou dix ans. Ce blanc est dit dans la Vie du père Foucault, « les sueurs échangées », « où des grisettes prenaient des poses d’Ottomanes », « moi, je n’écrivais guère : je n’osais davantage mourir ; je vivais dans la lettre imparfaite, la perfection de la mort me terrifiait », dans la Vie de George Bandy et la Vie de Claudette, poudres et pages blanches, alcools multicolores, femmes aimantes et lassées. Pierre Michon se fige dans la posture de l’écrivain qui n’écrit pas, « mais je rêvais que j’écrivais : m’aidaient en cette fiction des festins d’amphétamines ».

De cette époque chancelante, Michon a gardé le plaisir de boire, gentiment, il dit : « Je bois parce que mes contemporains m’ennuient, je préfère les livres. Quand j’ai bu, ils valent les livres, mais je préférerai toujours un livre ennuyeux à un contemporain brillant. » Sauf qu’entre-temps il est devenu lui-même ce contemporain brillant, le miraculé des Vies minuscules : « J’avais 37 ou 38 ans, c’est le seul moment de ma vie où j’ai été écrivain, à parler de ma honte de l’amour des gens, j’étais un écrivain de destin, je ne faisais pas de comédie. J’ai eu un article dans Le Monde, j’étais devenu quelqu’un pour le miroir de mon ascenseur. J’en ai la nostalgie, à chaque fois que je commence un texte, je crois que le miracle des Vies minuscules va se reproduire. Et puis non, j’écris ces récits parce que ça semble justifier ma vie, à mes yeux, aux yeux des gens, il faut que ce soit de la bonne monnaie. Malgré tout ce que je vous ai dit, je crois à la littérature, il faut entendre Georgio Strelher : “Dire que l’art est inutile est un guet-apens que nous tendent les forces du mal ”. » Pierre Michon ignore que le miracle s’est reproduit presque à chacun de ses livres, certes il n’est plus pour l’auteur qui l’ourdit savamment, mais il demeure pour le lecteur, la monnaie est bonne, elle sonne et ne trébuche pas.

Les éditions Verdier publient simultanément un court récit, Le Roi du bois (qui n’est pas un inédit puisqu’il sortit naguère en catimini aux improbables Éditions Infernales), qui vient grossir la cohorte des humbles dont Michon flanque les peintres, cette fois un jeune paysan va chercher la gloire au service de Claude le Lorrain et ne la trouve pas. Les anthologies retiendront les dix pages clairsemées du deuxième chapitre qui disent la miction oblique d’une jeune enjupée dans le sous-bois au sortir d’un carrosse sous le regard d’un prince, comme on pisse parfois dans une toile de Picasso, il faudrait tout citer, retenons l’aphorisme : « Il faut avoir des mains blanches pour pisser sombrement. » Les pessimistes retiendront la phrase ultime : « Maudissez le monde, il vous le rend bien. » Ils auront tort, la part charnelle, dolore, de l’écriture de Pierre Michon n’est pas de maudire, mais de dire. Ce qu’il résume volontiers en citant le poète tchouvache Guennadi Aïgui : « À la fin des fins, ce qu’on appelle le peuple n’est que la souffrance de ma mère. » Sa mère, Andrée Gayaudon, pour qui furent écrites Vies minuscules.