Libération, 8 mai 2008, par Jacques Durand

Opinions dans l’arène

Sous la plume de François Zumbiehl, concepts et débats du monde taurin.

La corrida parle. Beaucoup. Dans la corrida, chacun dit la sienne qui n’est pas celle de l’autre. Le torero dit la sienne, l’éleveur dit la sienne, le critique taurin dit la sienne, le péon dit la sienne, l’aficionado aussi et jusqu’au patron du restaurant Salvador qui dit la sienne. Ainsi Juan García Mondeño, torero et moine, explique qu’à son époque, le torero « mourait de honte » quand il entendait un avis alors qu’Ordoñez, son contemporain, déclare carrément qu’a ses yeux « l’avis est une absurdité ». On dira du commentaire taurin, complexe, contradictoire, passionnel ou technique, péremptoire ou filant la nuance jusqu’à la sodomisation du diptère, qu’il cherche quelque chose d’impossible à dénicher. Une vérité aussi retorse qu’un mauvais toro.

Érudit. C’est ce discours taurin riche et fertile, ce capharnaüm d’opinions que dans un livre nécessaire et consistant, François Zumbiehl décortique avec le courage du missionnaire, la patience du bénédictin, le savoir de l’érudit et sa méthode. L’auteur présente les avis de professionnels et d’amateurs éclairés recueillis pendant plus de trente ans, les met en perspective, les fait jouer les uns avec les autres et les analyse avec beaucoup de finesse, en marquant chaque fois les deux terrains, celui du discours et celui de la réalité. Ainsi, dans le chapitre consacré à l’art et la technique, il multiplie les témoignages des toreros Marcial Lalanda, Angel Luis et Antonio Bienvenida, Pepe Luis Vázquez, Espartaco, Curro Romero, El Cordobés, Esplá, ceux des éleveurs Juan Pedro et Fernando Domecq, celui du théoricien Pedro Beltrán ou encore d’Emilio Morales, président de la Peña du 7 de Madrid. Bardé de références incontestables et multiples, le texte avance à travers ces notions, concepts, ingrédients, croyances qui font de l’art taurin un lieu culturel animé où, dit l’auteur, « on entrevoit des choix esthétiques, éthiques et philosophiques qu’il faut préciser ». Qu’est ce que la bravoure ? Le temple ? L’inspiration ? Quelle est la part de l’inné et de l’acquis dans l’art du torero ? Celle de l’anthropomorphisme ? Pourquoi la tauromachie honore-t-elle tant le détail ? Qu’est ce que la torería ? Un torero artiste ? Curro Romero en l’occurence. Y a-t-il des émotions pures et d’autres impures ? Comment mesurer le courage, ou déchirer le jargon taurin ?

Lumières. À ces interrogations et à d’autres, le livre de Zumbiehl fournit en abondance les lumières des acteurs ou témoins. Leur pluralité confirme bien que, contrairement aux modes de pensée contemporains, le discours taurin répugne fortement au consensuel et favorise à l’inverse les opinions adverses. Ainsi Juan Pablo Jiménez Pasquau et le comte de la Maza, ex-président et vice-président du principal syndicat espagnol d’éleveur de toros, s’opposent parfaitement sur le sens de la bravoure. Pour le second, « le taureau bravo est celui qui dérange et qui fait que l’homme qui est devant lui gagne de l’argent ou se met à courir ». Alors que pour le premier, le taureau bravo doit avec noblesse répondre à la moderne demande du public pour une tauromachie esthétisante. Même disputatio sur le concept de torería. Selon l’ancien ganadero Felipe Lafita, la torería se manifeste seulement dans le préambule et la terminaison de la passe, quand l’ancien torero Macareno la fait exister « depuis le moment où tu sors de l’hôtel et fais le paseo jusqu’au moment où tu as terminé et où tu sors de l’arène ». Sans doute, rajoute Esplá, mais la torería « se justifie selon l’importance de chaque figure. Autrement, c’est pure fioriture, à la limite de la frivolité. C’est une chose vide, vaine, une pute de bordel ». L’enjeu du livre est donnée en conclusion. Face à l’image envahissante, le discours taurin tend à s’effacer. C’est pourquoi, dit Zumbiehl, « il me paraissait utile d’être attentif à ce patrimoine immatériel ». Ce livre est beaucoup plus que ça.