Libération, 27 octobre 1988, par Philippe Vecchi

Bertolucci au nom du père

Paradoxe : ce n’est qu’en 1986 que le public français découvre que le cinéaste Bernardo Bertolucci, pourtant fondu de psychanalyse, a un père écrivain, Attilio. La nouvelle est alors liée à la parution de Voyage d’hiver et autres poèmes, un recueil qui date pourtant de 1970 (aux éditions Obsidiane). Un retard on ne peut plus logique, d’après Bernardo, qui était reçu avec son père le week-end dernier à l’Institut culturel italien de Lyon, puisque Attilio Bertolucci a toujours tiré du secret et de la lenteur les délices d’un art de vivre « irrésistiblement poétique ».

Reflet de cette disponibilité quasi virgilienne, son œuvre se résume tout entière à trois recueils : La Cabane indienne (écrit entre 1929 et 1955), Voyage d’hiver (1955-1970) et La Chambre, dont la première partie (traduite aujourd’hui en français) a exigé trente années d’une scrupuleuse ascèse (la seconde sort en Italie dans quelques semaines).

À 77 ans, Attilio Bertolucci persiste à se soucier comme d’une guigne de sa notoriété internationale. Ce féru des « cercles » restreints est né près de Parme, dans une famille de propriétaires terriens semblable au clan du patriarche Burt Lancaster dans 1900. À Bologne, il rencontre Pasolini, qu’il ne cessera jamais de soutenir, même lors de ses procès les plus fracassants. Il le pleurera « comme un fils ». Sous la coupe du célébrissime professeur d’histoire de l’art Roberto Longhi, Attilio Bertolucci acquiert l’élégance douce qui le fera stylistiquement verser dans un clair-obscur permanent, presque mozartien. Longtemps professeur de lettres et d’anglais, Attilio Bertolucci s’enflamme pour la littérature anglo-saxonne qu’il traduit et introduit en Italie par l’entremise de plusieurs revues (Paragone, Nuovi argumenti, dirigées par Alberto Moravia) et dans les colonnes quotidiennes de La Reppublica. Épris de cinéma, il pratique la critique d’adhésion à ce qu’il aime, tout en s’affirmant « trop faible pour en faire, car cela nécessite des qualités pratiques et un vrai sens du commando que je n’ai pas. De toute façon, Bernardo fait le cinéma que je pourrais rêver ».

Attilio Bertolucci a sillonné l’arrière-pays de Parme, l’Apennin de sa jeunesse, pour écrire La Chambre qu’il estampille « roman familial en vers, à la manière antique ». Un poème érige en une fresque hypnotique qui brasse obsessions très particulières (via le profond attachement à sa mère) et turpitudes publiques (tiraillements sociaux et sourde montée du fascisme : « Le temps viendra bien d’ouvrir et de savoir ;/et apportera-t-il mort et damnation,/ou, paix, après mort et damnation ? »).

« Je me suis souvenu de ce que me disait Bernardo : « poème épique » signifie travail de longue haleine », dit Attilio Bertolucci. « En règle générale, j’écris à peu près partout, en train, à la terrasse des bars, sur un ticket de bus, ça n’a aucune importance. Celui-là, je l’ai écrit très curieusement, en marchant là où se déroulent la plupart des actions du livre. À la manière de quelques romantiques anglais comme Wordsworth. Je crois que c’est cette longue marche qui a imposé son rythme à La Chambre et, en définitive, m’a éloigné de la régularité des grands maîtres classiques pour me rapprocher, quasiment, de mouvements de caméra. Comme par fatalité. »