Libération, 23 avril 2009, par Philippe Lançon
Et voilà le tableau
Pierre Miction ou la littérature comme amour primitif de la littérature : liquide hallucinatoire où tout baigne et se mélange par saturation du style et phrasé de la vision. Ronce aquatique où « Dieu est un chien » et où la phrase, en battant l’eau, se mord la queue – de sirène.
L’écrivain, poisson soluble, vit en effet sur la Loire. Ou en elle. Il plonge avec les personnages dans sa boue, sa gnôle, ses torpeurs violentes. Comme Ulysse attaché au mât, son boulot est d’écouter le refrain des créatures, l’ouïe douloureusement harponnée : « Elles tournent sur le fleuve dans la poulie des dragues et nous restons là, le nez en l’air, à écouter leur chant circulaire comme si c’était l’histoire si complexe du monde qu’elles nous dévoilaient. »
Cette fois, c’est « comme si » elles nous dévoilaient la Terreur. On est à l’hiver 1794, dans Paris. Un peintre, François-Elie Corentin, est convoqué par trois membres du Comité de salut public : on lui demande de peindre en pied « les onze » qui le composent, soit pour soutenir Robespierre s’il gagne, soit pour utiliser l’œuvre contre lui s’il perd : tableau d’ambiguïté et de circonstances, donc. Autour duquel se fixe un épisode de la vie publique sous la Révolution. Dans cette ténébreuse affaire, Corentin comprend « que tout homme est propre à tout. Que onze hommes sont propres à onze fois tout ». Et le disent, et le font.
« Plumes ». Fils de rimailleur à ambition, ce peintre a été peint par Géricault. Il est du Limousin comme Michon, né dans la Creuse. À l’entrée du chapitre II, cette précision : « Il était né on le sait à Combleux en 1730. » Si « on le sait », c’est parce que Michon l’écrit : Corentin n’a jamais existé jusqu’à ce que l’écrivain nous le peigne en « Tiepolo de la Terreur ». Corentin, c’est plutôt le nom d’un grand flic balzacien, celui que Fouché envoie en Vendée et qui, plus tard, fait la guerre a Vautrin. Corentin rappelle aussi Evariste Gamelin, peintre de la Terreur imaginé par Anatole France dans Les dieux ont soif. Qui a lu, écrira.
Le tableau des Onze, maintenant. Michon le décrit avec une telle précision, avec une telle force, qu’on commence par croire qu’il existe. Il serait au Louvre, sous verre, dans la galerie du bord de l’eau. L’écrivain dit son histoire, ses titres successifs. C’est un « bon tableau. Pas de plumes d’oie ni de muses, pas de front pensif pas d’intériorité intempestive ». Tous les onze, sauf un, sont des écrivains ratés. Michon décrit leur vie et leur gueule, un par un, écoutez sonner la matière : « Puis l’éclat jaune, la chaise, qui jamais n’a rien écrit. Au beau milieu de l’éclat jaune, Couthon, dont on a un drame plein de sensibilité et de larmes […], larmes et sensibilités prodiguées pour la noire Clermont d’Auvergne, pour des publics de basalte : sur sa chaise de couleur citron au Louvre au cœur du tableau, sur sa chaise de paralytique, citrine, sou-frée, solaire, avec des larmes il redit la chute noire de son drame, parmi les éboulis de basalte. »
Éternel retour du verbe, langage obsédé mi-précieux mi-populaire, avec échos partiels du Céline en Voyage, miniaturisme flamand, fureur tachée d’ombres à la Caravage : Michon peint son tableau avec des mots : pas plus que le peintre, l’œuvre n’existe. Au Louvre, point de chaise jaune ni de Jacobins. Les Onze ? « Onze Limousins, n’est-ce pas ? Onze Limousins drus. Onze barons drus, levés et regardant entrer votre mère jeune et nue, dans la salle basse d’un château du marquis de Sade. Onze blondinets coupant des têtes, c’est-à-dire tranchant dans les jupes de leur mère. » Onze figures de la Terreur, mais onze fantômes de l’écrivain. Onze apocalyptiques bêtes à mots. Les Onze, c’est moi.
Brosse. Vient Michelet. Dans le chapitre 3 du livre 16 de son Histoire de la Révolution française, dit Michon, il a décrit sur douze pages ce tableau, son vertige, il en a déterminé l’historiographie pour un siècle. Il le conte, l’analyse, le cite. Et bien sûr c’est encore faux, puisque le tableau n’existe pas. Dans le fameux chapitre, Michelet conte la guerre de Robespierre contre les représentants en mission. Guerre que Michon connaît bien, évoque à son tour, puisque tout ce qu’il invente, brouille et fulmine, lui sert aussi à restituer ce monde, ses corps, ces présences : toute réalité se saisit et s’abolit dans l’exclusive matière de la phrase, dans cette vision étalée à la brosse puis retouchée sans fin, comme dans ces vieilles toiles où le maître ne cesse de repasser sur l’huile à tous les états du séchage et de la transformation. Tout cela donne le portrait d’une époque, d’un rêve, et l’autoportrait d’un auteur, glissé ici et là, douzième des onze dans un tableau que tout lecteur aura plaisir à lire pour l’inventer.